On les appelle les artistes émergents. Ils ont 30 ans et inondent le milieu de l’art.
Lorsque l’on arrive, ce jeudi 3 juin, une semaine pile avant le vernissage de Dynasty, le palais de Tokyo ressemble à une fourmilière où s’agite une foule de jeunes gens. Pour la plupart âgés de moins de 30 ans, pour certains encore en école d’art, ils ne sont pas les assistants d’un artiste invité à exposer au musée mais finissent d’installer leurs propres oeuvres, sculptures lourdes, découpe de matériaux, réglages de vidéos. Seul Benoît Maire, l’un des rares artistes postconceptuels parmi les quarante réunis pour l’occasion, semble décontracté.
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Du côté du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, situé juste en face, la tension est encore plus vive : après le vol de cinq chefs d’oeuvre des collections permanentes, les contrôles ont été renforcés et l’on doit passer par le PC sécurité. Dans ce capharnaüm, on rejoint bientôt trois artistes : Stéphanie Cherpin, en plein travail, Florian Pugnaire et David Raffini, affairés à régler les derniers calages de leur film. Ils ont accepté de nous servir de guides. Non pas pour nous frayer un chemin dans cette exposition encore en chantier mais pour tenter de mettre des visages, et des trajectoires sur ces individus qui se cachent sous l’étendard des artistes “émergents”.
Depuis quelque temps, on assiste à une multiplication des expositions de jeunes artistes. Ou plutôt à une accélération du tempo. Il ne s’agit même plus de sauter d’une génération à l’autre : en l’espace d’une décennie, dans un flux continu, on a vu défiler trois vagues d’artistes. Certains considèrent ce jeunisme assumé comme le faire-valoir d’une vaste opération de com. Il s’agit en tout cas d’un passage obligé pour bon nombre d’institutions, mouvement que soutient avec vigueur une montée de jeunes curateurs, galeristes ou critiques d’art. Rien qu’en cette fin d’année scolaire, on ne compte pas moins de quatre manifestations, à Londres, Paris et dans plusieurs villes de France, qui misent exclusivement sur la jeune génération.
A Londres, la sacro-sainte galerie Saatchi marque un nouvel essai, quinze ans après le lancement choc des Young British Artists (les fameux YBA, dont Damien Hirst, les frères Chapman ou Marc Quinn, la cinquantaine aujourd’hui, étaient les plus fervents porte-parole), avec l’exposition Newspeak: British Art Now consacrée à la nouvelle garde anglaise.
En région parisienne, le Salon de Montrouge a repris de la vigueur depuis qu’il se tourne vers de très jeunes artistes. Début juillet, la manifestation nationale Imaginez Maintenant fera la part belle aux “créateurs de moins de 30 ans”, toutes disciplines confondues. Au palais de Tokyo et au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, l’exposition Dynasty, conçue en stéréo, entend dresser un état des lieux de la jeune scène française et témoigner de son extrême vitalité. Au New Museum de New York, l’an dernier, le titre de l’exposition résumait l’affaire : Younger than Jesus, “plus jeunes que Jésus”.
Qui se cache derrière cette nouvelle catégorie d’artistes ? Qui sont ces artistes dits émergents ? Quel est leur profil ? A quoi peuvent bien ressembler les épreuves qui les ont menés depuis le bac jusqu’à ces expositions ultramédiatisées, calquées sur le format Nouvelle star, ces consécrations parfois empoisonnées qui, au pire, pourraient les voir surgir aussi vite qu’ils disparaîtront ? Comment ont-ils négocié le virage de fin d’études pour tracer leur sillon dans le champ de l’art contemporain ?
Prenons Florian Pugnaire et David Raffini, qui présentent à Dynasty un film réalisé lors d’une reconstitution grandeur nature d’une bataille napoléonienne : collaborant ici à une oeuvre commune, ils représentent bien ces artistes qui naviguent entre les collectifs et le parcours singulier. Issu d’une famille modeste de Corse, élevé par un père instituteur, Raffini raconte avec un accent charmant qu’il a d’abord passé trois ans aux arts appliqués à l’université de Corte. Trois années durant lesquelles il a surtout “monté un groupe clandestin avec des amis compositeurs et programmateurs” et visité l’Italie où il a découvert les chefs-d’oeuvre de la Renaissance.
A l’école de la Villa Arson à Nice, où il débarque sur un coup de tête, il reconnaît avoir d’abord été “totalement désarçonné” par des personnalités et des pratiques nouvelles. C’est là qu’il fait la connaissance de Florian Pugnaire qui, après un an de droit pendant lequel il a surtout “joué aux cartes”, y arrive après une prépa beauxarts.
“Les étudiants s’entraidaient beaucoup. J’ai filmé par exemple l’une des premières performances de David qui chantait des dialogues de manga à la manière des polyphonies corses”
, se souvient Florian Pugnaire qui a ensuite enchaîné avec un post diplôme de deux ans à l’Ecole d’art du Fresnoy à Tourcoing, réputée pour sa formation technique et ses budgets de production importants. Les à-côtés, comme “installer de la moquette au Palais des festivals de Cannes ou filer un coup de main à l’artiste suisse John Armleder sur un montage d’expo” , comptent autant que les enseignements.
Paradoxe des artistes émergents : on assiste à une grande diversité des parcours mais aussi à un passage désormais quasi systématique par les écoles d’art.
“Les artistes d’aujourd’hui n’ont plus honte d’assumer leur formation dans une école d’art, ce qui n’était pas le cas de la génération des Boltanski, Buren, Lavier, qui a entretenu très peu, ou pas du tout, de relation avec la formation artistique”
, commente le critique d’art Bernard Marcadé, professeur d’esthétique à l’Ecole nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy depuis 1985. Christian Merlhiot, directeur pédagogique du Pavillon, programme rattaché au palais de Tokyo depuis neuf ans, partage ce constat :
“Contrairement à certains artistes venus d’Amérique du Sud ou d’Asie du Sud-Est, les artistes européens passent tous par les écoles d’art ou l’université, parfois les deux, comme Benoît Maire qui, après cinq ans passés à la Villa Arson, a fait un DEA de philosophie à la Sorbonne. Il n’y a quasiment plus d’autodidactes comme on en trouvait dans les années 90.”
Stéphanie Cherpin (née en 1979) joue aussi le cumul des mandats : une prépa littéraire, quatre mois à Sciences-Po, un master en philosophie à l’université de Nice, puis trois ans à l’école des beaux-arts de Bordeaux – où elle valide ses trois premières années par un diplôme national d’arts plastiques, avant de rallier l’école des beaux-arts de Marseille. Cette jeune sculptrice présente à Dynasty deux installations en tensions réalisées à partir de la carcasse d’une tente Quechua à laquelle elle greffe des éléments de voirie (rétroviseurs, miroirs, feux de signalisation).
Pour elle, le saut d’une école à l’autre s’est imposé tout seul.
“A l’époque, l’école des beaux-arts de Bordeaux ne correspondait pas à ce que je voulais faire, les ateliers étaient trop petits, il n’y avait pas assez d’outils, il ne fallait pas tacher le sol… Un professeur m’a orientée vers l’école de Marseille où enseignait Anita Molinero qui comme moi travaille la matière avec des scies sauteuses, des meuleuses, des chalumeaux… Mon travail a pris de l’ampleur lorsque je suis arrivée là-bas, il n’y avait que des garçons dans les ateliers, de très bons techniciens, mais aussi une véritable émulation.”
A la voir aujourd’hui se coltiner tout le sale boulot et enchaîner les cigarettes, on se dit que Stéphanie Cherpin n’a pas dû trop souffrir de cet environnement viril.
De manière générale, dans les écoles d’art, on trouve plus de filles que de garçons, tandis que la proportion s’inverse à la sortie de l’école. La preuve : dans Dynasty, on compte douze artistes femmes pour vingt-huit hommes. Autre tendance remarquée dans les nouvelles générations d’artistes : leur professionnalisme accru. Chose étonnante quand, il y a dix ans encore, l’artiste Bertrand Lavier proclamait au contraire qu’on n’était pas artiste pour être des professionnels.
Mais entre le marché de l’art florissant, les métiers de l’exposition, les écoles de curateurs, les stratégies de communication, la structuration plus forte des centres d’art et l’internationalisation des arts – sans oublier la réussite de l’Anglais Damien Hirst, de l’Américain Jeff Koons ou plus récemment du Français Loris Gréaud, qui s’est vu offrir à 30 ans l’intégralité du palais de Tokyo –, c’est tout le champ de l’art qui s’est professionnalisé.
Les jeunes plasticiens eux-mêmes donnent parfois l’impression de pratiquer l’art comme on fait un métier.Chacun de nos trois artistes a très tôt participé à des projets extérieurs. Ils n’ont pas hésité à produire leur propre cadre de diffusion. Ainsi, Stéphanie Cherpin, qui a intégré la galerie Cortex Athletico à sa sortie de l’école, organisait une expo dès sa cinquième année à l’école des beaux-arts de Marseille, en compagnie de deux amis critiques d’art, Paul Bernard et François Aubart.
“Nous avons pris en charge toute la chaîne de production de l’expo, depuis la recherche de fonds jusqu’à la sélection des pièces, en passant par la production du carton de vernissage.”
Quant à Florian Pugnaire et David Raffini, c’est sur un mode plus hippie qu’ils organisent en 2009 la première édition de leur Summer Camp dans une usine de charpenterie corse.
“Nous avons invité une vingtaine d’artistes européens, raconte David Raffini, il y avait une ambiance un peu western avec le maquis, l’usine au repos, la rivière… A long terme, j’aimerais que l’on crée des résidences dans cette menuiserie.”
“On peut parler d’une professionnalisation de la jeune génération, renchérit Christian Merlhiot, qui a vu défiler depuis près d’une décennie des artistes venus du monde entier. Au-delà du projet artistique, les écoles apprennent aux artistes à inscrire leur travail dans les rouages d’une économie : en général, les deuxième et troisième années sont consacrées à la gestation du projet, tandis qu’à partir des quatrième et cinquième années, les étudiants commencent à se poser les questions de monstration et d’exposition.”
Cette spécificité française, il faut la défendre devant la menace d’une réforme qui devrait prochainement aligner les écoles d’art sur le modèle européen du LMD (licence/ master/doctorat). En cause donc, des critères comme la semestrialisation ou la réalisation d’un mémoire “à visée scientifique”, totalement décalés par rapport à la réalité des écoles d’art.
“Avec cette réforme, on risque de s’exposer à des aberrations, estime Christian Merlhiot. Un étudiant pourra avoir son UV uniquement parce qu’il remplit certaines cases, alors même que son travail n’est pas bon et que tout le monde sait pertinemment qu’il ne deviendra jamais un artiste.”
Quand bien même tous les étudiants des Beaux-Arts ne sont pas destinés à devenir artistes :
“Une école d’art n’est pas une fabrique d’artistes, répond Bernard Marcadé, mais un lieu de réflexion et de production ouvert sur le monde.”
Embûches, carrières, calculs et stratégies : le monde de l’art ressemble par endroits à l’univers impitoyable de Dallas, et le trajet d’un jeune artiste à un long combat. Il est vrai que, pour faire face à un marché de l’art et à une industrie culturelle qui consomment les artistes comme des produits et qui ont soif de renouvellement, on leur en demande déjà beaucoup : rester fidèles à un projet personnel en cours de construction tout en maniant assez la théorie pour inscrire leur travail dans une histoire de l’art récent, assumer techniquement leurs productions, savoir se vendre, cultiver leur réseau, comprendre les enjeux du marché…
A ce rythme, la vie d’un jeune artiste se transforme en jeu de l’oie grandeur nature : sauter des cases, revenir en arrière, relancer les dés ou accéder directement à la case victoire. Allez les bleus.
Dynasty Jusqu’au 5 septembre au palais de Tokyo et au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris XVIe /// www.palaisdetokyo.com et www.paris.fr
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