Dans son unique roman, »Caravansérail”, Francis Picabia fait défiler le Paris arty et nocturne des années 20, règle ses comptes avec Breton, s’amuse de l’amour et torpille les faux écrivains. Une pépite à lire d’urgence.
Francis Picabia peignit beaucoup, c’est entendu. Ce qu’on avait oublié, c’est qu’il écrivit un unique roman, retrouvé dans ses papiers en 1971, enfin réédité cette année. Et c’est une pépite littéraire qui nous parvient d’un passé lointain, quand Paris était encore une fête. Ecrit en 1924, Caravansérail porte bien son titre tant son narrateur, Picabia himself, se déplace sans cesse, se transportant d’une soirée dans un bar nègre à un dîner chez Prunier, des appartements de ses maîtresses à celui d’André Breton, nous entraînant dans le Paris noctambule et arty des années 20.
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C’est dire si l’on y croise toute l’avant-garde de son temps dans un défilé loufoque : certains gardent leurs vrais noms (Breton donc, Picasso, Ernst, Aragon, etc.), d’autres se cachent derrière un pseudonyme qui les maquille à peine – Paul Morand et son roman Ouvert la nuit deviennent Pierre Moribond et Ovaire toute la nuit, Jean Cocteau devient Jean Babel, Robert Desnos se change en Dumoulin et le grand couturier Jacques Doucet, le seul à propos duquel Picabia ne tarit pas d’éloges (peut-être parce que Doucet fut son mécène), se nomme Sébastien Manteaubleu.
Autofiction avant l’heure
C’est une forme d’autofiction avant l’heure que signe Picabia, composée d’une suite de saynètes et d’autant de chapitres aux titres surréalistes, plus improbables les uns que les autres : “Le Galuchat”, “La Bulle de savon”, “Inhalation perpétuelle” ou encore “Mimosas”. Mais le roman, s’il se fait autofictif, est moins le prétexte pour Picabia de raconter sa vie et d’y sonder sa vérité que d’y insérer sa pensée à coups de réflexions sur les êtres, l’existence, l’art, d’y déployer ses paradoxes, comme si les faits et les rencontres qu’il met en scène n’avaient pour fonction que d’étayer ses théories sur à peu près tout et n’importe quoi. A propos des hommes :
“J’aime quelquefois ce qu’ils font, mais l’individu lui-même, je ne lui trouve aucun intérêt et leur mentalité me dégoûte. Ces hommes qui promènent leurs femmes comme celles-ci promènent un petit chien ou un petit singe savant, autour du cou desquels elles attachent un ruban ! Je comprends que bien souvent la femme se complaise dans sa névrose de solitude. L’homme augmente alors la sienne dans le whisky. Ce qui tendrait à prouver que les femmes n’ont jamais été faites pour les hommes et réciproquement, mais comme les hommes ne sont pas faits non plus pour les hommes, ni les femmes pour les femmes, je ne vois comme solution qu’un troisième sexe.”
Picabia traverse ce livre en observateur amusé, toujours dans la distance, ou carrément la hauteur, jamais dans l’adhésion aux gestes, valeurs, façons de vivre de ses contemporains qu’il semble tôt ou tard trouver trop bourgeois, hypocrites, toujours comiques. L’amour, ce grand sujet romanesque, il a trouvé une parade pour ne pas trop “y croire”, notamment quand l’une de ses amantes, Rosine Hauteruche (personnage composite de plusieurs femmes) lui avoue le tromper avec un autre : “Rosine demeurait songeuse, un peu impressionnée, très décidée par ailleurs à écouter mon conseil ; peut-être regrettait-elle la colère que j’aurais pu montrer ou le chagrin que j’aurais dû ressentir mais ayant toujours plusieurs femmes à la fois, comme plusieurs autos, j’évite les accidents sentimentaux qui abîment si souvent l’existence des imprudents…”
Insolence et liberté
Picabia oscille d’une femme à l’autre comme il oscille entre les surréalistes et les dadaïstes. Mais c’est peut-être avec Caravansérail qu’il choisit son camp, celui de Dada, tant le roman se meut en un manifeste artistique et existentiel d’une insolence et d’une liberté aussi folles qu’hilarantes, en parfaite contradiction avec le dogmatisme des surréalistes. D’ailleurs, après qu’il l’aura donné à lire à Breton, ce dernier le taxera de “roman fort ennuyeux” et trouvera un bon prétexte pour se fâcher avec le peintre. Il faut dire que le chapitre consacré aux séances de spiritisme qu’André Breton organisait dans son atelier de la rue Fontaine, où l’on retrouve Desnos, Eluard, Aragon, Ernst et Péret, est un petit chef-d’oeuvre dans l’art de ridiculiser ses prochains.
C’est surtout à travers la figure d’un écrivain en herbe que Picabia s’en donne à cœur joie pour pilonner les postures et autres faux semblants des “artistes”. De soirée en soirée, le peintre sera poursuivi par un certain Lareinçay, qui surgit partout, comme un running gag, insistant pour lui lire les nouvelles pages de son roman en cours. C’est un étrange roman qui se greffe alors dans le corps même de celui de Picabia, son double en négatif, en somme, tout ce que le texte de Picabia contredit joyeusement : phrases toutes faites, lieux communs, métaphores attendues, faux sentimentalisme, pathos de pacotille, descriptions obligées, tout un arsenal de bienséance romanesque, tous les codes de ce qui fait “littéraire”.
Ce que l’on comprend avec Caravansérail, c’est que ce n’est pas seulement la peinture qu’aura voulu renouveler Picabia en la sortant des concepts devenus caduques de “beauté” ou de “sujets nobles” ou encore de “gravité”, c’est à l’art du roman qu’il s’attaque ici avec férocité et drôlerie, et enfin à l’art tout court, à l’art comme accessoire de mode bourgeois, mensonge prêt à acheter, véhicule de conventions se faisant passer pour romantique ou pseudo rebelle. A mettre, d’urgence, entre toutes les mains, surtout celles des jeunes écrivains.
Caravansérail (Belfond), 188 pages, 18 €
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