Presque vingt ans après sa sortie aux Etats-Unis, le livre culte de David Foster Wallace, “L’Infinie Comédie” (“Infinite Jest”), paraît enfin en français. Roman total, ogresque et orgiaque, l’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle.
L’attente aussi a semblé infinie. Près de vingt ans qu’Infinite Jest a paru aux Etats-Unis, en 1996, propulsant David Foster Wallace au zénith des lettres américaines. Avec ce roman monstre de plus d’un millier de pages, l’écrivain – 34 ans à l’époque, bandana iconique et petites lunettes cerclées de fer – s’impose comme une star pop et postmoderne, le digne héritier de Don DeLillo et de Thomas Pynchon. Son suicide en 2008 achève d’en faire une figure mythique de la littérature américaine.
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Sous le titre L’Infinie Comédie (référence à un vers d’Hamlet) nous parvient enfin en français la pièce maîtresse de son œuvre dans une traduction magistrale signée Francis Kerline. Autant le dire tout de suite, la réputation qui précède ce livre culte n’est pas usurpée : oui, c’est un chef-d’œuvre. L’un de ces textes qui marquent à jamais la vie d’un lecteur, à l’instar de La Recherche ou d’Ulysse de Joyce.
DFW mêle le spectaculaire et l’intime
Comme dans ses recueils de nouvelles (La Fille aux cheveux étranges, Brefs entretiens avec des hommes hideux) ou d’articles (Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas), mais à la puissance mille, David Foster Wallace encapsule dans ce roman total les névroses et les obsessions d’une époque qui pense être arrivée après toutes les batailles, mais aussi les failles les plus profondes de notre psyché. Le spectaculaire et l’intime.
Ecrit entre 1986 et 1996, L’Infinie Comédie est censé se dérouler autour des années 2010 (des spécialistes s’étripent pour déterminer la date exacte). Soit de nos jours. Sans être devin, David Foster Wallace a entrevu l’essentiel du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui : la dépendance aux réseaux et à l’image, l’importance croissante de la technologie et des questions écologiques. Autant d’intuitions très fines qui filtrent à travers l’orgiaque délire wallacien.
Un film addictif et létal
Dans l’avenir imaginé par le romancier, les Etats-Unis ont fusionné avec le Canada et le Mexique et forment une nouvelle entité nommée Onan (Organisation des nations d’Amérique du Nord). Le calendrier est désormais sponsorisé par des marques de produits : “Année du Whopper”, “Année de la mini-savonnette Dove”… Le président américain, un ancien crooner obsédé par l’hygiène, se sert des Etats du Nord comme d’une immense décharge dans laquelle sont déversés des déchets toxiques (d’où de nombreuses naissances d’enfants au crâne mou et aux yeux surnuméraires).
Des groupuscules québécois tels Les assassins en fauteuils roulants luttent pour leur indépendance. Un agent secret américain déguisé en femme soupçonne ces activistes de “disséminer” un film tellement addictif que ceux qui le regardent se le repassent en boucle jusqu’à en mourir.
Ce divertissement létal, nommé L’Infinie Comédie, est l’œuvre d’un certain James O. Incandenza, chercheur en optique, cinéaste génialement malade et fondateur d’une académie de tennis à Boston, qui a mis fin à ses jours en introduisant sa tête dans un four à micro-ondes. Séparatistes et services secrets (les “Services sans spécificités”) tentent de mettre la main sur la “cartouche” (le DVD) originale du film mortel.
Espion traveloté et terroriste cul-de-jatte
Brossée ici à gros traits, l’intrigue est impossible à résumer tant elle méandre dans de virtuoses digressions, un déluge de références et près de quatre cents notes dont certaines courent sur une dizaine de pages. L’architecture en perpétuelle expansion du roman est à l’image du tennis tel que l’envisage l’incandescent Incandenza, “un papillotement aléatoire de croissance métastatique incontrôlée”.
Wallace passe d’un dialogue métaphysique entre un espion traveloté et un terroriste cul-de-jatte au récit syntaxiquement contrarié d’un camé ; d’une langue argotique à des préciosités linguistiques ; du sordide à l’humour le plus lourd. La fiction engendre toujours plus de fiction, dans un mouvement d’infinie jubilation. On pourrait encore évoquer le gourou qui se nourrit de la sueur des autres, la scène de baston épique entre des Canadiens et des toxicos, l’absurde « Association des hideusement et improbablement difformes »…
Chaque trouvaille procure un shoot de plaisir intense
David Foster Wallace absorbe la moindre particule de réel pour la réinjecter dans son livre, amplifiée, tordue ou sublimée. Chacune de ses trouvailles procure un shoot de plaisir intense, si bien qu’on en demande toujours plus. Comme les spectateurs accros à la vidéo tueuse.
De cette prolifération fictionnelle stupéfiante se détachent deux ramifications principales : d’un côté, le quotidien des apprentis champions de l’académie de tennis dont Hal, l’un des trois fils de feu Incandenza (Wallace fut lui-même un joueur accompli) ; de l’autre, la vie au sein d’un centre de désintox situé juste en face, où réside notamment l’ancien braqueur Don Gately, l’un des personnages les plus attachants du roman. Surdoué ayant englouti la quasi-intégralité de l’Oxford English Dictionary, Hal est aussi un fumeur d’herbe compulsif.
Dépendance à la dope, à l’alcool, au sport
L’addiction se trouve au cœur de L’Infinie Comédie. Qu’il s’agisse de la dépendance à la dope, à l’alcool, au sport, Foster Wallace ausculte tous ces dérivatifs dans lesquels on tente de dissoudre nos angoisses. Le divertissement pascalien porté à son paroxysme.
L’autre échappatoire est le suicide, dont le taux est anormalement élevé dans le roman. Un jeune tennisman joue en permanence avec un revolver dans une main et finit par appuyer sur la détente, un autre ingère du Nesquik au cyanure, une femme se tue avec un broyeur à ordures et la dernière muse d’Incandenza tente d’en finir en absorbant le plus de drogue possible. Une opération qu’elle nomme “Trop de plaisir”. C’est à ce type d’overdose que succombe le lecteur de L’Infinie Comédie : trop de plaisir littéraire.
L’Infinie Comédie (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline, 1 488 pages, 27,50 €
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