Le Palais de Tokyo donne carte blanche à Philippe Parreno sur ses 22 000 mètres carrés. Le plasticien y déploie ses créatures préférées : Zidane, Marilyn, Ann Lee…
Vous êtes prévenus, une fois franchi le seuil du Palais de Tokyo, l’expérience devrait durer en moyenne deux heures. Deux heures – il n’y a pas de hasard –, c’est à peu près le temps d’une séance de cinéma. Pas de hasard car à près de 50 ans, Philippe Parreno fait partie de cette génération d’artistes qui, dans les années 1990, a fait éclater le carcan de l’art pour regarder du côté des formats télévisés ou cinématographiques et jouer dans tous les sens avec l’exposition, entendue ici comme un médium spécifique, un mode d’expression, un art à part entière.
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Pas de hasard donc si en traversant les 22 000 mètres carrés du Palais de Tokyo où on lui a donné carte blanche, le montage de l’exposition ressemble à s’y méprendre à un gigantesque plateau de cinéma où s’affaire une équipe de techniciens. Dans la rotonde centrale, des rails sont posés au sol et en cercle autour d’une petite scène, comme pour le filmage d’un travelling : sauf qu’il n’y aura pas de caméra mais un pan de mur tournant robotiquement autour d’un étrange dance-floor où l’on entend que le son des danseurs.
“Comment une forme devient-elle publique et comment se soustrait-elle au public ? Qu’est-ce qui se produit comme mémoire ? Qu’est-ce qu’un visiteur garde en tête et qu’est-ce qu’il oublie ? Voilà ce qu’il m’intéresse d’explorer. Je me fais souvent la remarque que le passé récent, immédiat, est plus difficile à évaluer que le passé lointain.”
Plus qu’une exposition, il faut donc se laisser prendre par l’idée que Philippe Parreno déploie ici un art du programme : avec des œuvres qui se déclenchent, d’autres qui s’arrêtent, se court-circuitent, selon une procédure déjà éprouvée en 2002 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris : à l’époque, dans son expo solo intitulée Alien Seasons, c’était un étrange poisson-pilote qui était à la manœuvre, tandis qu’en 2001 l’artiste Pierre Huyghe transformait le pavillon français de la Biennale de Venise en un château programmé par une boîte noire façon Hal dans 2001, l’odyssée de l’espace.
Forte coïncidence, on les retrouve l’un et l’autre en situation de surexposition : rétrospective au Centre Pompidou pour Pierre Huyghe, qui s’écarte de cette idée de programme pour revendiquer un art de la situation, tandis que Philippe Parreno continue d’en explorer les possibilités et élargit l’idée à la totalité du Palais de Tokyo, qu’il transforme en un grand jouet mécanique, en une immense boîte à musique, en une “machine célibataire” poétique.
Une “timeline de l’espace”, préfère dire l’artiste qui, pour scander le programme et rythmer notre déambulation, a choisi une musique du compositeur russe Igor Stravinsky, son ballet Petrouchka de 1911. Jouée par deux pianos automates (Petrouchka n’est-il pas un pantin amoureux d’une ballerine ?), cette danse agitée sert de partition et de mètre étalon à l’ensemble des œuvres présentées dans cette exposition-opéra, parmi lesquelles ses films et vidéos majeurs : “Trois Petrouchka, c’est un Zidane ; deux Marilyn, c’est un Petrouchka”, s’amuse l’artiste, plus marionnettiste que jamais, qui remet en jeu ses “blockbusters” : le portrait du fantôme de Marilyn Monroe présenté pour la première fois en 2012 à la Fondation Beyeler en Suisse, et le film consacré à Zinedine Zidane, réalisé avec l’artiste écossais Douglas Gordon au gré d’une vraie prouesse technique : le temps d’un match, et en direct, dix-sept caméras placées sur le stade étaient focalisées sur le footballeur, héros contemporain et du terrain.
http://www.youtube.com/watch?v=FjaS9dlC9xQ
“Un portrait du XXIe siècle”, revendiquait le sous-titre du film, alternant les gros plans et les angles subjectifs pour enregistrer en temps réel l’épopée intérieure du joueur. Sélectionné à Cannes en 2006 sous une forme compressée, à Paris, le film recouvre son aspect d’avant-montage avec la présentation simultanée des 17 écrans de retransmission, montés sur des grillages. Ambiance de stade.
Des œuvres que Philippe Parreno dit avoir un temps “oubliées” pour se concentrer sur son terrain de jeu : le Palais de Tokyo, son histoire, sa circulation, voire son illisibilité. Pour s’aider, il a fait appel au paysagiste belge Bas Smets avec lequel il avait collaboré en 2012 pour la réalisation d’un jardin à la végétation noire. Ils se sont promenés dans le paysage en terrasses du Palais de Tokyo, où les colonnes deviennent des arbres, où les écrans de projection produisent des perspectives, où les silhouettes des spectateurs se détachent en trompe l’œil.
“Comment, dans un tel espace, conduire l’attention ?”, s’est interrogé Philippe Parreno. Par une sollicitation de tous les sens. Et par une savante perturbation, de nos perceptions usées des espaces de l’art. Comme l’an dernier au musée de Philadelphie puis au Barbican Art Center de Londres où il orchestrait une expo sur Duchamp américain, Parreno soigne son script, télescope les bandes-son, fait jouer Petrouchka contre les bruits de la ville qu’il fait entrer par intermittence dans l’espace à travers deux portes “qui dansent”. Les cartels eux-mêmes se mettent à bégayer : des tablettes Kindle ont été hackées pour qu’“elles changent constamment d’avis, pour qu’elles balbutient et hésitent”.
Il y a parfois de quoi se tromper, tant Parreno pousse la collaboration avec d’autres artistes, et amis, jusqu’à la fusion de leurs œuvres : cette bibliothèque murale de l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster n’est-elle pas aussi un faux mur amovible signé Parreno ? Et puis soudain, tout s’arrête. Une fois par jour, le programme s’interrompt pour laisser place à un geste :
“J’avais été extraordinairement ému en 2002 par une exposition des œuvres de John Cage dans une galerie de New York, conçue par son ami de toujours, le chorégraphe Merce Cunningham. Tous les jours, Cunningham envoyait quelqu’un de sa troupe pour enlever un dessin de Cage et mettre un des siens à la place. Le dessin d’un mort contre celui d’un vivant, c’est beau non ? Au début c’était une exposition des dessins de John Cage, un mois après c’était une expo de Merce Cunningham. Aujourd’hui, tous deux sont morts, on a peu de traces de cela, comme souvent avec les expositions. J’ai donc décidé de la faire rejouer à l’intérieur du Palais de Tokyo.”
En traversant la fabrique de cette exposition-automate, c’est un sentiment de mélancolie qui s’immisce et auquel il faudra faire une place dans le programme. Il faudra accepter de n’être pas seulement un spectateur dans les gradins mais aussi, comme Marilyn Monroe, Zidane ou la petite Ann Lee réanimée par l’artiste Tino Sehgal, un des personnages fantômes, telles ces silhouettes qui apparaissent en contre-jour de l’autre côté des écrans vidéo quand vous arrivez de face. Vous avez bien deux heures, et plus, vous voilà prévenus.
Anywhere, Anywhere out of the World jusqu’au 12 janvier au Palais de Tokyo (Paris XVIe) www.palaisdetokyo.com et aussi exposition de dessins de Philippe Parreno (et de photographies tirées d’une performance qu’il a réalisée avec une colonie de manchots de Magellan sur une plage de Patagonie), jusqu’au 18 janvier à Cahiers d’Art (Paris VIe) www.cahiersdart.fr
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