Pour et en présence de Christiane Taubira, des écrivains et intellectuels se sont rassemblés dimanche à Paris. Récit.
« Je suis profondément émue car j’ai l’impression d’être malgré moi le vecteur, le motif, d’un grand moment d’interrogation sur nous-mêmes. Ce moment d’interrogation doit effectivement être symbolisé, c’est ce qui se passe cette semaine à travers les mots des tribunes des artistes, des écrivains. Les eaux étaient dormantes, les circonstances qui nous ont tous figés nous ont remis en branle, ce pays se remet à vivre” a déclaré une Christiane Taubira, puissante et émouvante, en présence ce dimanche à 18 heures de nombreux écrivains et intellectuels qui s’étaient rassemblés au cinéma le Saint-Germain à Paris. Il est vrai que depuis quelques jours, de Christine Angot à Yann Moix, de Jeanne Moreau à Benjamin Stora, les intellectuels et les artistes se sont engagés contre le racisme comme rarement ils l’avaient fait depuis longtemps.
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Puissant et émouvant, c’est donc aussi ce que fut ce rassemblement d’écrivains et d’intellectuels – Christine Angot, Yann Moix, Bernard Henri-Lévy, Caroline Fourest, Tahar Ben Jelloun, Scholastique Mukasonga, Daniel Lindenberg, Karine Tuil et d’autres – pour et en présence de Christiane Taubira aujourd’hui, à l’initiative de la revue La Règle du jeu – pour protester haut et fort contre les injures racistes qu’a subies la garde des Sceaux et ministre de la Justice.
Entre une petite fille agitant une peau de banane en criant “la guenon a sa banane !” lors d’une manifestation des opposants au mariage pour tous, slogan raciste repris en couverture du journal d’extrême droite Minute, et la lenteur à réagir du corps politique, de droite comme de gauche, nous aurons assisté sidérés, outrés, nauséeux à la désinhibition violente d’une parole raciste et d’incitation à la haine raciale.
“Nous sommes là, madame, pour dire notre colère, bien sûr, face à cette montée, ce retour, de l’infamie et du racisme, et face à tous ces propos qui sont en train tout doucement de justifier ou d’expliquer ou d’excuser partiellement ce qui vous a été fait.” a commencé Bernard Henri-Lévy dès l’arrivée de Christiane Taubira qui fut longuement applaudie par un public debout. “On entend dire, après tout, qu’il ne s’agit que des propos d’enfant, mais c’est bien précisément le fait que ce fut une délégation d’infamie à un enfant qui nous a paru, à La Règle du jeu, particulièrement tragique. Tragique par parenthèses aussi sans doute pour cette enfant, qui aura à porter pour une part de sa vie ce moment de sa vie, mais tragique de ce que cela dit aussi du corps social, quand il revient à un enfant de dire tout haut ce que la société pense de moins en moins bas, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va vraiment pas dans le corps social. Ce qui nous a stupéfiés, c’est cette très étrange léthargie républicaine, comme si elle était elle-même stupéfiée de voir que les vieux ennemis de la République, qui avançaient jusque-là à couvert, attaquent soudain à découvert, comme si les ressorts de la République s’en étaient trouvés grippés. Quand le racisme s’exprime, c’est le pacte républicain qui est ébréché.”
Christiane Taubira a alors pris la parole, prouvant encore une fois, comme elle l’a déjà fait à maintes reprises, notamment au moment de sa loi pour l’ouverture du mariage aux homosexuels, qu’elle est une intellectuelle, une de nos personnalités politiques les plus fines et passionnantes :
« Je crois que le sujet est profondément politique, au sens noble du terme: comment vivons-nous dans la cité, quels sont les interdits, quelles sont les lignes à ne pas franchir dans la cité. Il s’agit d’une question éthique, de la vie que nous conduisons ensemble dans la cité et donc des règles qui indiquent clairement que nous ne vivons pas sous la loi de la jungle, sous la loi du plus, sous le règne de la domination, sous le sauve-qui-peut individuel, sous le vis-à-vis, sous l’empire de la force. Nous vivons dans l’empire du droit, et le droit énonce un certain nombre de règles, et parmi elles le refus du racisme, de l’antisémitisme, de la xénophobie, le rejet de toute discrimination. La République, ce n’est pas l’empire du nombre mais du droit, comme disait le philosophe Alain… et c’est cela qui a été transgressé, et c’est à cette hauteur qu’il fallait l’entendre, le ressentir et le dire. Tout ce qu’on a entendu nous sidère profondément et nous transforme en singes muets. Cette enfant, j’ai envie de la couvrir, de la protéger de mon affection, car à cette âge-là elle n’est pas tout à fait responsable de ses propos. Qu’elle puisse formuler ces mots, cela en dit long sur ce que pense une partie de la société. La République est une incandescence, sa devise est une intimation à la vigilance, une interpellation vigoureuse quand elle dit la liberté, elle dit très clairement que les autoritaristes qui croient pouvoir asseoir leur pouvoir sur les restrictions des libertés individuelles et publiques, elle dit l’égalité, elle intime de se souvenir d’où vient la nation française, que cette nation, civique, a été conçue et construite au-delà de la tribu, de la cité, du royaume, de l’empire, comme une communauté de citoyens, de personnes singulières chacune ayant les mêmes droits. »
L’une des premières voix à avoir brisé ce silence aura été Christine Angot dans une tribune publiée dans Libération. A la question de l’animateur Alexis Lacroix, qui insistait sur le fait qu’elle n’ait pas hésité à s’engager, Christine Angot répond :
« Bien sûr que j’hésite. J’hésite, toujours. Christiane Taubira a exprimé des réserves, disant quelle aurait préféré laisser les écrivains s’exprimer avec des beaux mots, mais nous aussi on a une réserve par rapport au pouvoir poli, car moi je ne sais pas dire des choses pour changer le monde, car je suis écrivain. En revanche il peut m’arriver de trouver des mots pour dire ce que j’entends et ce que je vois. Là, j’ai entendu parler de guenon, j’ai entendu parler de banane. Je voudrais revenir sur la question des bananes, pourquoi ce choix. Ça convoque l’outre-mer, les bananeraies, les colons, les bananes que mangent les singes, ça convoque le colonialisme, l’héritage de l’esclavage, ça dit des personnes qui sont héritiers de ça, qui sont nés de ça, de l’autre côté de l’Atlantique. Ce qu’on a moins dit, c’est que la banane c’est une façon de caricaturer le sexe masculin. Donc moi quand j’entends qu’on dit à une femme qu’il faut qu’elle mange sa banane, je ne peux pas ne pas entendre ça aussi. »
Caroline Fourest, de son côté, rappellera le combat de Christiane Taubira contre le racisme et pour l’ouverture du mariage aux homosexuels, mentionnant à quel point déjà, à l’hiver dernier, elle avait compris qu’une partie de la société française voulait exclure l’autre partie de l’humanité, de l’égalité, de la liberté, refusant de lui donner les mêmes droits qu’à tous.
Yann Moix s’est exprimé en vidéo, étant en déplacement à un salon du livre en province, avec une colère et une fermeté salutaires : « En ce moment, ce ne sont pas les racistes qui sont en train de prendre le pouvoir, ce sont les bouffons, c’est par les simagrées, les jeux de mots, le simiesque langage, qu’on devient intelligible, c’est par la grimace qu’on devient intellectuel, c’est par le zoo qu’on devient le penseur, il y a une véritable inversion des valeurs. L’insulte a pignon sur rue, et celui qui représente la force et la légitimité républicaine devient le faible et le vilipendé. Dans ces cas de rupture, d’inversion, de brouhaha, l’écrivain doit dire stop. La France n’est pas un pays raciste, et les signes ne sont pas là où on le pense. La République bananière existe parce que ceux qui lancent des insultes sont ceux qui précisément appartiennent à un zoo que nous ne pouvons plus continuer à entretenir. »
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