La Triennale du New Museum de New York se consacre à une nouvelle génération d’artistes “postinternet”. Visite extensive.
Les critiques d’art sont parfois très obéissants. Puisque, dès son titre, Surround Audience, la troisième triennale qui vient de s’ouvrir au New Museum de New York nous incite à élargir le spectre, on commencera la visite de l’événement artistique du printemps par des expositions “périphériques”, au sens que l’univers numérique donne désormais à ces objets (imprimantes, scanners, disques durs…) non pas des marges délaissées, mais des extensions reliées.
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« Le musée est-il un champ de bataille ? »
Coup d’éclat et vraie révélation : l’exposition au centre d’art indépendant Artists Space de la vidéaste Hito Steyerl. Repérée pour ses écrits lucides et ironiques, théoricienne d’une nouvelle génération d’artistes étiquetés “postinternet”, elle signe d’ailleurs dans le catalogue de la Triennale du New Museum un texte captivant sur ces spams qui envahissent nos écrans, nos cerveaux et notre planète. Artiste et philosophe allemande d’origine japonaise née en 1966 à Munich, professeure en nouveaux médias à l’université des Arts de Berlin, Hito Steyerl plonge le lieu dans l’obscurité et propose pour chacune de ses vidéos un véritable environnement spatial. Tel ce labyrinthe exigu et obscur où est diffusé le film Guards, dans lequel d’anciens soldats US, revenus d’Irak, sont devenus gardiens de musée et évoluent parmi les œuvres comme en pleine opération militaire – entre-temps, les armées de Daesh ont répondu avec fracas à la question posée par Steyerl : “Is the Museum a Battlefield ?” (“le musée est-il un champ de bataille ?”). Plus loin, on s’installe en business class dans une double rangée de fauteuils d’avion pour visionner le film In Free Fall, évoquant tout ensemble un cimetière d’avions dans le désert californien et la spectacularisation des crises économiques. Enfin, au centre de l’espace, les visiteurs prennent place sur un grand tapis de gym surélevé comme une rampe de skate ou une vague pour voir déferler face à eux un déluge d’images : Liquidity, Inc. est davantage un essai vidéo qu’un film traditionnel. Insérant sur des fonds d’écran marins des docus pop-up et des spams audiovisuels, le film s’intéresse à un certain Jacob Wood, ancien banquier passé aux sports de combat, et traite plus généralement de la circulation fluidifiée des images, du cash flow et des êtres humains.
Entre spams et biochimie, nouveaux médias et nouveaux organismes
Autre station périphérique, cette fois à l’espace indépendant The Kitchen. La New-Yorkaise Anicka Yi expose quatre cabines en plastique : autant d’écosystèmes odorants où se mélangent sculptures et matières organiques. A l’entrée, placée sous vitrine, une petite fresque de cellules biologiques mène sa vie pathogène : pour la composer, l’artiste a mélangé l’ADN de cent femmes du monde de l’art, virus féministe qu’elle a ensuite confronté à l’odeur régnant dans la puissante galerie new-yorkaise du marchand Larry Gagosian !
Entre spams et biochimie, nouveaux médias et nouveaux organismes, voilà qui nous introduit à la troisième Triennale du New Museum, notamment curatée par l’artiste Ryan Trecartin, figure phare de cette génération “postinternet”. Comment le monde hyperconnecté nous affecte-t-il ? Quelle nouvelle donne humaine et socioculturelle les nouveaux médias importent-ils ? Tel est le pitch de cette manifestation traditionnellement consacrée aux artistes dits émergents.
Contre-pied des idées reçues et des attentes
Autant le dire, on s’attendait à une déferlante de selfies, à une vague de digital art, à une hystérie audiovisuelle, à un monde youpornisé à souhait… Rien de tout cela. L’expo prend le contre-pied des idées reçues et des attentes, à l’image des momies déshydratées de Renaud Jerez, squelettes de tuyaux désertés par les flux connectiques. Sobrement agencée malgré le nombre important d’artistes et la relative petitesse du lieu, offrant par endroits de très belles séquences avec un soin tout particulier apporté au chromatisme des œuvres et des salles, Surround Audience est même une exposition sereine, ambient, ouverte à de nouvelles esthétiques thermoformées, mais aussi trop basse en énergie, tant sa drogue de synthèse semble particulièrement zen.
Emblématique, la créature transsexuelle Juliana Huxtable trône tendrement, à la fois hyperréaliste et virtuelle, sous forme de sculpture imprimée en 3D, réalisée par Frank Benson. Plus loin, le Hong-Kongais Nadim Abbas aligne trois bunkers militaro-médicaux, sortes de cellules d’isolement, stratégie paranoïaque pour faire face aux virus Ebola ou internet, tandis que l’Ukrainienne Olga Balema encapsule des objets variés (T-shirts ou tiges de métal) dans de grosses poches de PVC remplies d’eau posées au sol. Autres systèmes clos : l’aquarium pour logo d’Antoine Catala ou The Island du collectif Dis Magazine, véritable plaque tournante de la jeune scène locale. L’île en question est une utopie publicitaire, soit un ensemble design avec douche et cuisine intégrées où des performeurs viennent quotidiennement se laver ou faire la cuisine. Dans cette économie du flux, les univers esthétiques de chacun prennent aisément la forme d’écosystèmes autonomes et singuliers.
Surround Audience jusqu’au 24 mai au New Museum, New York, newmuseum.org
Hito Steyerl jusqu’au 24 mai à Artists Space, New York, artistsspace.org
Anicka Yi jusqu’au 11 avril à The Kitchen, New York, thekitchen.org
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