Et si l’idée d’exposition était déjà tout entière dans le cinéma de Michelangelo Antonioni ? A vérifier à la Cinémathèque française, qui y présente aussi une rétrospective intégrale.
Très tôt dans la carrière d’Antonioni (1912-2007), cette question d’un cinéma qui s’expose a été soulevée, la plupart du temps comme un reproche : trop branché (il est effectivement féru d’art et d’architecture contemporains), trop de références picturales (Morandi ou Rothko) et littéraires (le Nouveau Roman), de volontarisme poétique, d’“intellectualisme”, disent certains – et cette tarte à la crème d’“incommunicabilité” dont on fit de lui le chantre pendant des décennies, et qui empêcha de regarder son cinéma en face.
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C’est pourtant bien ainsi qu’on le verra – en face – dans l’exposition Antonioni, aux origines du pop conçue par Dominique Païni à la Cinémathèque française à Paris : un vaste espace ouvert qui met tous les films en regard les uns des autres, mais aussi avec des artistes de son temps, comme l’Italien Mario Schifano, “pop” par excellence. Sont exposés aussi des documents de travail, des photos et des quantités de lettres à des acteurs (Jeanne Moreau, Mastroianni, Alain Cuny), des intellectuels et des artistes avec lesquels le cinéaste conversait d’égal à égal (Roland Barthes, Morandi, Cortázar, etc.), ainsi que des œuvres d’artistes d’aujourd’hui qui revendiquent l’influence d’Antonioni (Crépieux, Beltrame, Welz ou Parreno).
Mais retour en 1960. Cette année-là, le Festival de Cannes est le lieu de deux scandales de nature différente : celui, moral, de La Dolce Vita de Fellini (comment oser décrire comme dépravée la haute société romaine ?), et celui, esthétique, presque plus violent, de L’Avventura, ses “trous” et la déconstruction de son récit. Une bonne part de la critique internationale insulta littéralement Antonioni, l’accusant à la fois de vouloir faire le malin, le maniériste, et de trahir le spectacle et l’histoire.
Ses adversaires lui reprochent encore aujourd’hui d’avoir bâti des films aux plans longs et silencieux, pleins de non-dits, pour dissimuler la pauvreté de ses récits de roman-photo – comme si c’était une insulte… Tout est dans cette alternative : l’austère Antonioni est-il un génie, un inventeur de formes, ou juste un cinéaste qui a suivi les mouvements de son temps, y compris dans ce qu’ils ont de plus populaire (le roman noir ou psychologique, l’engagement politique dans les années 70) ? On a envie de répondre : ce n’est pas incompatible.
Un film comme un songe
Comme dans les premiers romans de Modiano, il y a d’abord le brouillard dans la vie de Michelangelo Antonioni, jeune homme contemplatif un peu perdu. Il est de Ferrare, petite ville bourgeoise du Nord entre Padoue et Bologne. C’est la plaine du Pô, les ruelles sont caillouteuses, les rues à arcades semblent parfois partir vers l’infini, créant une atmosphère étrange, ésotérique, cosmogonique mais aussi ouverte sur un imaginaire sans limites.
Très tôt, il s’intéresse au dessin, à l’art, aux beaux-arts, à leur fabrication, à la technique, au cinéma. Il écrit des critiques dans un journal local. Il monte à Rome étudier le septième art. Dans le cinéma très (néo)réaliste qui va éclore à la fin de la guerre (De Sica, Rossellini), ou dans le cinéma plus industriel et commercial, il dénote dès son premier film, un documentaire, Les Gens du Pô. Comme un songe. Antonioni a peut-être été de tous les grands cinéastes novateurs et modernes du XXe siècle le premier artiste d’entre eux, le plus poète, celui qui laisse le plus entrer l’imaginaire dans l’image.
Il filme avec son idiosyncrasie, son génie propre, dans un geste artistique qui consiste à se déporter du centre d’intérêt, à se déplacer très vite du champ vers le hors-champ (ce qu’on ne voit pas à l’image). Les creux plutôt que les bosses. Antonioni a pourtant filmé son temps, dit-on souvent, et c’est vrai, mais en prenant rapidement ses distances avec lui, dans les coulisses : Blow-up, un film sur le Swinging London ? On le voit à peine, mais on le sent comme jamais. Zabriskie Point, sur les révoltes étudiantes aux Etats-Unis ? Oui, mais les deux amoureux partent très vite dans le désert, loin des facs, et tout se termine dans une explosion éjaculatoire à la fois nihiliste et pollockienne, l’art à la mode de son temps.
Des récits qui dériveront vers le néant
Le travail graphique, la pratique de la peinture ont toujours nourri Antonioni – qui surveillait de très près le travail sur les affiches de ses films (la Païni’s expo le montre fort bien). Il mit au point une technique toute personnelle : peindre des montagnes, les photographier, les agrandir énormément, y voir des reflets et des dégradés de couleur inattendus, et repeindre dessus. Antonioni zoome constamment sur la réalité, comme le photographe de Blow-up finit par découvrir, à force d’agrandir l’un de ses clichés au tirage, qu’un crime a été commis sous ses yeux sans qu’il le voie. Antonioni est le cinéaste de la pulsion microscopique, qui zoome sur un cliché pour dévoiler autre chose qu’un “cliché”, justement. Qui préfère regarder le maître nageur qui ne bouge pas pendant des heures plutôt que le moment où il va sauver quelqu’un. La vraie vie est dans le non-événement.
Comme chez Modiano encore, il y a des mystères, des faux suspenses, des complots et des enquêtes de film noir (Chronique d’un amour, Profession : reporter, Identification d’une femme) dont l’élucidation n’est qu’un prétexte. Un malaise. Il aime décentrer les plans, pourtant sans excès optique. Une angoisse sourd. Quel crime a été commis derrière ces arcades à la Chirico – les arcades, le lieu du mystère de l’Annonciation dans les grands tableaux de la Renaissance ? Sans doute aucun, pas même religieux (ici, Dieu est mort sans espoir de résurrection). Antonioni a lu Henry James, est le contemporain de Julio Cortázar (dont une nouvelle, Les Fils de la Vierge, lui inspire très librement Blow-up). Il va progressivement faire dériver ses récits vers le néant. D’enjeux pseudo-policiers (des disparitions), il va tirer des images sur ce qui se passe à côté. Sur les aléas, les perturbations un peu psychologiques et très métaphysiques de ces mystères et de ces malaises humains insondables, dont l’architecture, la mode (vêtements, maquillage) et le design du temps (les immeubles d’affaires milanais de La Nuit ou la Bourse de L’Eclipse) semblent être à la fois le reflet ET la cause. Le boom économique plonge les individus dans des univers tangibles et des quotidiens perturbants, voire pathogènes (Le Désert rouge).
Dans cet intérêt d’Antonioni pour l’environnement, se trouve en son cœur les femmes, autre mystère. Antonioni les filme bellement (avec même un brin de complaisance, de cet intérêt un peu sournois du séducteur flattant sa proie). Les déshabillant avec une joie évidente, jusque dans ses ultimes films (Inés Sastre, Sophie Marceau). Mais cet intérêt certain pour la sexualité va, avec l’âge, modifier aussi son cinéma. Celui à qui l’on reprochait son trop grand goût pour les beaux plans surprend en “salissant” son cinéma. Il est l’un des premiers à utiliser la vidéo dans Le Mystère d’Oberwald. Identification d’une femme est un très beau film mais torve, à la limite du cinéma érotique de série (c’est voulu et assumé), jusque dans les caractères de son générique. Mais n’était-ce pas déjà présent dans les sculptures phalliques de la première scène de L’Eclipse, dans le bureau de l’amant de Monica Vitti ? Le cinéma d’Antonioni est libidinal. Il se nourrit de lui-même, de ses fantasmes, de son surfilmage, de codes détournés, de l’intérêt pour les formes populaires (le road-movie, par exemple – mais Antonioni caressa aussi l’idée de tourner un film de science-fiction). Et de son époque. C’est une exposition du cinéma même.
exposition Antonioni, aux origines du pop du 9 avril au 19 juillet à la Cinémathèque française, Paris XIIe, cinematheque.fr
rétrospective du 9 avril au 31 mai à la Cinémathèque française
catalogue de l’exposition, sous la direction de Dominique Païni (Flammarion/La Cinémathèque française), 168 pages, 39 €
blu-ray L’Eclipse (Studio Canal), environ 20 €
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