La cinéaste Jane Campion signe l’un des coups de maître de sa prolifique carrière avec la minisérie Top of the Lake. Entretien.
Comment est venue l’idée de Top of the Lake ?
Jane Campion – Depuis longtemps, je voulais créer un mystère à infusion lente, avec des thèmes forts comme le matriarcat opposé au patriarcat, la politique et le genre. Pendant que je réfléchissais à en faire une série, la trilogie Millénium occupait le devant de la scène. J’étais heureuse qu’un travail aussi ouvertement féministe cartonne. J’aurais adoré adapter Millénium au cinéma, j’y aurais peut-être ajouté de l’humanité. David Fincher est un réalisateur extraordinaire, son film est beau, mais il est difficile de vraiment développer de l’empathie pour le personnage…
Pourquoi êtes-vous revenue à la télévision, près de trente ans après y avoir débuté ?
J’ai toujours arpenté les deux côtés de la rampe. Mon premier long métrage, Two Friends (1986), avait été tourné pour la télévision avant sa sélection à Cannes et une sortie en salle. An Angel at My Table (1990) était constitué au départ de trois épisodes d’une heure avant de devenir un film de deux heures trente, car les festivals étaient intéressés. De toute façon, depuis très longtemps, les films de cinéma terminent tous un jour ou l’autre à la télévision. C’est souvent là qu’ils sont vus pour la première fois. Aucune raison de chipoter.
Avez-vous abordé le projet Top of the Lake comme un film ?
Disons que j’ai essayé de ne pas me soumettre aux règles qui voudraient que le gros plan soit roi à la télévision. Dans un polar comme celui-ci, où une jeune fille disparaît, où nous sommes souvent loin de toute civilisation, l’émotion naît de l’atmosphère et des paysages autant que des personnages. Le plus difficile a été de me confronter artistiquement aux attentes qui vont avec l’idée du feuilleton, car l’intrigue doit avancer pour surprendre constamment. J’ai cherché à jouer sur la frontière entre l’intensité et l’intimité, en gardant de la place pour une certaine lenteur.
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L’explosion récente des séries vous a-t-elle influencée ?
Après avoir vu Deadwood, il y a quelques années, je me suis effondrée. Je ne pouvais pas croire qu’une chaîne avait commandé un travail aussi complexe et difficile. Il s’en dégageait une telle sensation de liberté que j’en étais bouleversée. Je m’incline devant des précurseurs comme les responsables de HBO : ils ont compris, avant les autres, l’existence d’un public qui demande à être transcendé. Si l’entertainment global est un éléphant, cela ne représente peut-être qu’une oreille, mais cette oreille, je l’adore ! On a tous besoin de savoir qu’il reste des oasis à côté des machines majoritaires. On a besoin de Deadwood, Breaking Bad, The Killing, Girls.
Que pensez-vous de Girls, d’ailleurs ? On me dit parfois que je l’aime un peu trop.
J’ai aussi vu le film de Lena Dunham (créatrice de Girls – ndlr), Tiny Furniture, que j’ai trouvé brillant. Cette fille possède une capacité à se révéler de manière intime sans se rabaisser qui est très émouvante. Elle s’observe sans forcément être obsédée par le fait de se corriger. C’est une héroïne très curieuse, un putain de génie, si vous voulez mon avis. Est-elle pour autant une féministe ? Je ne crois pas que ce terme ait vraiment un sens fort aujourd’hui. C’est tragique. J’ai lu un texte dans le New Yorker qui expliquait que les femmes se sentent en compétition et préfèrent désormais s’attaquer entre elles. Je considère Top of the Lake comme une série féministe, mais pas d’une manière directement politique.
Sur vos tournages, vous êtes attentive à la parité ?
J’ai ma petite bande de garçons et de filles qui bossent avec moi. J’aime les hommes un peu féminins et sensibles. Peter Mullan, qui a un rôle important dans Top of the Lake, est comme ça. Il y a vraiment une énergie mixte sur la série, ce n’est pas seulement une confrontation de vagins et de pénis (rires) ! Les hommes jouent avec leur côté féminin et les femmes essaient de sublimer le genre. Le personnage central, l’enquêtrice interprétée par Elizabeth Moss (Peggy Olson dans Mad Men – ndlr), mène sa barque avec beaucoup de personnalité.
Vous avez reçu la Palme d’or pour La Leçon de piano il y a vingt ans. Ressentez-vous de la nostalgie ?
Les responsables du festival doivent être contents, une réalisatrice a remporté la Palme au moins une fois ! Quand on y pense, c’est incroyable que je sois la seule. Le problème se situe en amont. Peu de femmes reçoivent des financements, même si, personnellement, je n’ai jamais eu à lutter plus que de raison pour exister. Est-ce de la chance ? De la persévérance ? Du talent ? A mes débuts, j’ai profité de l’émergence de lesbiennes féministes qui avaient du pouvoir dans l’industrie de la télévision en Australie. Elles luttaient pour dépenser l’argent public à égalité entre hommes et femmes. En Amérique, un tel système n’existe pas. Mais il y a Kathryn Bigelow, bien sûr. Elle est la preuve vivante qu’il n’existe aucun sujet qu’une femme ne puisse mettre en scène de manière aussi convaincante qu’un homme.
Propos recueillis par Olivier Joyard
Top of the Lake les 7 et 14 novembre à 20 h 50 sur Arte
Coffrets DVD et Blu-ray (Arte Editions), disponibles le 20 novembre, environ 35 €.