Physicien de génie, Ettore Majorana s’est étrangement volatilisé un jour de mars 1938. Si la justice italienne vient de classer le dossier, le mystère reste entier. Seuls faits avérés : les apports immenses et quasi prophétiques de Majorana à la science.
Il est des disparus qui échappent même à la figure de style. “Cher disparu” n’est alors pas un euphémisme mais une réalité douloureuse édifiée autour de questions sans réponse. Tourment permanent pour les proches, mystère fascinant pour les autres : l’histoire d’Ettore Majorana ressemble à ça. “Ettore Majorana, professeur de physique théorique à l’université de Naples, a mystérieusement disparu les derniers jours de mars. Agé de 31 ans, mesurant 1,70 mètre, mince, cheveux noirs, yeux foncés, une longue cicatrice au dos de la main…”, peut-on lire dans un des appels à témoins publié par sa famille en 1938. Le prix Nobel de physique de cette année-là, Enrico Fermi, connaît bien Majorana. Dix ans plus tôt, le jeune Sicilien rejoignait son groupe d’élite, celui des ragazzi de la Via Panisperna. Cette artère davantage connue pour ses bordels accueille alors le tout nouvel Institut de physique. C’est là que se réuniront certains des jeunes gens les plus brillants de leur génération.
De ces mois passés à fréquenter ce garçon aux yeux noirs, Fermi garde un souvenir intense. Sollicitant Mussolini afin de relancer les investigations autour de sa disparition, il écrit le 27 juillet 1938 : “Parmi tous les savants italiens et étrangers que j’ai eu l’occasion d’approcher, Majorana est celui qui m’a le plus frappé par la profondeur de son esprit. (…) C’est un calculateur expert et un mathématicien profond qui, derrière le voile des chiffres et des algorithmes, ne perd jamais de vue l’essence réelle des problèmes physiques. Ettore Majorana réunit au plus haut degré ces aptitudes qui forment le théoricien de grande classe.” Plus clairs encore, ces propos relayés dans la préface d’Ettore Majorana: Notes on Theoretical Physics, où il place le jeune chercheur au niveau de Newton et Galilée, affirmant : “Il a des dons qu’il est le seul au monde à posséder. Malheureusement, il lui manque ce qu’il est courant de trouver chez les autres hommes : le simple bon sens.”
Un destin fascinant
Comme en témoignent les nombreuses publications à son sujet, le destin d’Ettore Majorana a beaucoup fasciné en Italie. Leonardo Sciascia, compatriote sicilien, en a même tiré un “roman policier philosophique”, d’abord publié en sept épisodes dans La Stampa entre le 31 août et le 7 septembre 1975 (c’est le livre que Pier Paolo Pasolini avait sur lui le jour de sa mort). “La science, comme la poésie, se trouve, on le sait, à un pas de la folie”, écrit Sciascia dans son texte incandescent qui soutient la thèse selon laquelle le physicien italien pourrait “avoir vu (entrevu, prévu) quelquechose de terrible, quelque chose d’atroce, une image de feu et de mort”. En d’autres termes, les flammes d’Hiroshima et de Nagasaki.
Hypothèse repoussée avec des arguments scientifiques solides par Etienne Klein. Physicien, docteur en philosophie des sciences et directeur du Laboratoire de recherches sur les sciences de la matière du Commissariat à l’énergie atomique, il est aussi l’auteur du passionnant En cherchant Majorana – Le physicien absolu, sorti en 2013. Cet ouvrage de référence, réédité ces jours-ci en poche, nous emmène sur les traces de “ce théoricien fulgurant (…) surgi dans l’Italie des années 20, au moment où la physique venait d’accomplir sa révolution quantique et de découvrir l’atome”.
En cherchant Majorana narre la vie et l’œuvre de cet homme insaisissable, “scientifique qui a fort peu vécu et créé comme personne”. Car, si l’on en croit Sciascia, “aucun de ceux qui l’ont connu, qui ont été proches de lui et qui, par la suite, ont parlé de lui (…) ne se le rappelle autrement qu’étrange”.
“Je suis depuis ma naissance un génie obstinément précoce”
Héros de Pirandello dont il fut un fervent lecteur (dans son panthéon littéraire prennent aussi place Shakespeare et Schopenhauer), Majorana est souvent dépeint comme un “homme seul”. Réservé, austère et exigeant, on dit de lui qu’il se lie difficilement. “Cette forme de génie très particulière conduit de façon inéluctable à une forme d’isolement”, nous explique Etienne Klein, qui rappelle qu’à son don impressionnant pour le calcul “s’ajoutent une mémoire prodigieuse et une aptitude démentielle pour l’abstraction”. En témoignent les récits sur son enfance qui mentionnent comment ses parents – il naît dans une famille illustre comptant quelques ministres et députés – lui soumettent des exercices de calcul impossibles pour briller en société. “Multiplier deux nombres de trois chiffres chacun, extraire des racines carrées ou cubiques”, Ettore y parvient toujours avec succès et donne sa réponse caché sous la table pour ne pas montrer “le malaise typique des enfants que l’on force à s’exhiber”. Dans une lettre à son ami Gaston Piqué, Ettore Majorana écrit : “Je suis depuis ma naissance un génie obstinément précoce”, avant de notifier dans un style certain son mépris “vaste et insondable pour tout le monde sublunaire”. Il a alors 21 ans et confie à son ancien camarade de lycée : “Ne crois pas qu’il soit impossible qu’il m’arrive un accident dans la fleur de l’âge ; au contraire, ça me semble même très vraisemblable.” Voilà de quoi nourrir la légende qui narre en textes littéraires ou en chansons (cf. le morceau Mesopotamia de Franco Battiato) le furtif passage de cet être exceptionnel dans le monde vulgaire du commun des mortels.
A ce titre, parmi les plus éblouissants récits le concernant, figure le témoignage de la femme d’Enrico Fermi expliquant comment, dans le tramway le menant via Panisperna “lui vient à l’esprit, ou la solution d’un problème difficile, ou l’explication de certains résultats expérimentaux qui avaient jusque-là semblé incompréhensibles. Il fouille alors dans ses poches, en sort un crayon et un paquet de cigarettes sur lequel il griffonne d’absconses formules (…) Dès son arrivée à l’Institut, il se met à la recherche de Fermi ou de Rasetti et, son paquet de cigarettes à la main, leur explique son idée”. Tandis que tous s’enthousiasment et l’encouragent à publier, Majorana se renferme, rechigne à rendre publiques ses découvertes. Si bien qu’une fois terminée l’ultime cigarette du paquet recouvert de calculs savants, il n’hésite pas à le jeter dans la première poubelle venue.
A la recherche des particules de matière noire
Ettore Majorana ne signera donc que neuf articles scientifiques. Parmi eux, “Théorie symétrique de l’électron et du positron” qu’il rédige en 1933 mais qui n’est publié sous forme officielle qu’en 1937. Etienne Klein, qui milite pour que la disparition de Majorana ne cache pas son œuvre, explique : “Ce papier est, d’un point de vue mathématique, incompréhensible pour les physiciens de l’époque.” Profond et prophétique, “il y propose une alternative à la théorie de l’antimatière formulée par Paul Dirac en 1931 et prédit qu’il pourrait exister des particules qui seraient leur propre antiparticules, ce qui suppose que ces particules aient une charge électrique nulle donc qu’elles soient neutres”. Or, si l’on insère ce raisonnement dans la physique d’aujourd’hui, alors “les particules de Majorana, ces objets qui sont leur propre antiobjets en quelque sorte pourraient constituer la matière noire”. Car si depuis plusieurs années le monde scientifique essaie de savoir si les fameux neutrinos sont ou pas des “particules de Majorana”, une nouvelle phase de recherche devrait s’enclencher dans les jours qui viennent avec le redémarrage par le Cern (l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire) de son accélérateur de particules (le LHC près de Genève) dans le but de rechercher… les particules de matière noire. “Je ne sais pas si on va les trouver, mais imaginez qu’on trouve des particules de matière noire et qu’il s’agisse des particules de Majorana. Cela voudrait dire qu’il avait résolu, en 1933, un problème qui à l’époque ne se posait même pas”, explique Etienne Klein, enthousiaste.
Voilà l’actualité que l’on choisira de retenir. Alors qu’en Italie, la presse fait ses gros titres de pseudo-révélations quant à l’élucidation du mystère Majorana, affirmant que la piste du physicien a été retrouvée au Venezuela dans les années 50 – à en croire une carte postale et une étrange photographie exhumée pour l’occasion. Une hypothèse parmi d’autres, validée en février par la justice italienne mais vivement contestée par Ettore Majorana Junior, neveu du disparu qui juge ces suppositions “pathétiques”. “C’est de l’anthropométrie délirante”, affirme de son côté Etienne Klein, précisant : “En Italie, Majorana est un intermittent du spectacle, il faut constamment raconter quelque chose pour maintenir le suspense. C’est grotesque, la forme des lèvres, le nez, rien ne correspond. C’est incroyable que l’on donne du crédit à tout ça.”
Refuge dans un couvent ? Enlèvement par des services secrets ? Suicide ?
En Italie, parmi les nombreuses théories formulées avec plus ou moins de sérieux depuis une quarantaine d’années et outre l’exil en Amérique du Sud, on recense notamment la fuite du monde civilisé et le refuge dans un couvent, le ralliement au IIIe Reich, l’enlèvement par des services secrets ou le suicide. Une issue fatale à laquelle Etienne Klein ne croit pas. Car si certains ont voulu faire passer Majorana pour un autiste suicidaire, ce n’est pas l’avis de ceux qui l’ont fréquenté.
“A Rome, Majorana est quelqu’un qui n’a pas un caractère très facile, qui est intimidant mais il interagit, il va au café, il a des amis, une correspondance très riche”, rappelle Klein avant d’évoquer le tournant que prend son existence après un séjour de six mois à Liepzig, en 1933, où il travaille aux côtés du Nobel Werner Heisenberg : “Il s’est passé quelque chose en Allemagne que personne n’a réussi à vraiment identifier et qui l’a un peu cassé.” En effet, s’il semble s’y épanouir et nouer des relations cordiales fondées sur un respect mutuel avec Heisenberg, Majorana revient ensuite à Rome pour s’enfermer dans l’appartement familial. Un repli sombre et mystérieux de trois années durant lesquelles sa santé physique et mentale semble se dégrader.
Jusqu’à un sursaut salvateur en 1936. Là, Majorana se remet ostensiblement à travailler… et obtient une chaire de physique théorique à Naples, du fait de ses “mérites exceptionnels”. Nous sommes alors en 1938 et le scientifique semble même prendre plaisir à enseigner. Pourtant, un peu plus de trois mois après son cours inaugural, il embarque sur un navire postal faisant la liaison avec sa Sicile natale. Quelques heures plus tôt, il écrit à son supérieur hiérarchique Antonio Carelli : “J’ai pris une décision qui est désormais inévitable. Il n’y a nulle goutte d’égoïsme en elle, mais je me rends bien compte que ma disparition improvisée risque d’être une source d’ennuis, pour toi comme pour les étudiants. C’est pourquoi je te prie de me pardonner. (…) Je te prie aussi de me rappeler au bon souvenir de ceux que j’ai appris à connaître et à apprécier dans ton Institut. (…) D’eux tous je conserverai un heureux souvenir au moins jusqu’à 11 heures ce soir et, si cela est possible, même après.” La suite n’est donc que questions laissées en suspens. Une chose est sûre : Ettore Majorana ne s’est pas jeté dans le golfe de Naples car le 26 mars 1938, il envoie un télégramme à Carelli expliquant vouloir rentrer et notant : “La mer m’a refusé”.
Une œuvre largement en avance sur son temps
Pour le reste : Majorana a-t-il pris ce bateau de retour ? Son infirmière l’a-t-elle ensuite croisé à Naples comme elle l’a déclaré ? Etait-il ce mystérieux “savant” retranché chez les jésuites ? Face aux doutes, si nombreux, reste à se pencher sur la réalité tangible, celle d’une œuvre largement en avance sur son temps. “A partir des années 60, note Klein dans son livre, son nom (…) envahira presque tous les champs de la physique à mesure qu’elle se perfectionnera et gagnera en maturité.”
Si personne ne connaît le jour de sa mort, Majorana est (malgré lui ?) entré dans la postérité. A Catane, sur la façade de l’immeuble où il est né, on peut lire : “Ici naquit, le 5 août 1906, le physicien théoricien Ettore Majorana. Génie solitaire et timide, il explora les secrets du monde avec la vivacité d’un météore qui disparut trop tôt, au cours du mois de mars 1938, laissant derrière lui le mystère de ses pensées.”
En cherchant Majorana – Le physicien absolu d’Etienne Klein (2013, réédité en poche, Folio), 208 pages, 7 € ; un documentaire basé sur ce livre est en préparation pour une diffusion sur France 5
La Disparition de Majorana de Leonardo Sciascia (Allia), traduit de l’italien par Mario Fusco, 128 pages, 9,10 €