Le cinéaste portugais Manoel de Oliveira s’est éteint le 2 avril 2015, à l’âge de 106 ans.
Sur la scène de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes 1999, Géraldine Chaplin doit remettre le prix spécial du jury, dont le lauréat est annoncé par le président David Cronenberg : Manoel de Oliveira pour La Lettre. Le cinéaste nonagénaire, récompensé pour la première fois à Cannes, monte sur scène presque en sautillant, guilleret et enthousiaste comme un débutant. Après tous les remerciements d’usage, il se tourne vers l’actrice, et la voix étranglée par l’émotion, lui dit que ce qui le touche le plus c’est que la personne qui lui remette ce prix soit la fille de son cinéaste préféré, celui qui lui a fait découvrir et a “enchant (son) enfance”. En cette année de XXe siècle finissant, beaucoup de cinéastes sélectionnés auraient pu dire ces mots, ont vu leur enfance eux aussi “enchantée” par Charlie Chaplin. Mais un seul, encore en activité, avait connu le double enchantement de découvrir ces films (et le cinéma) à leur éclosion.
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Né en 1908, Manoel de Oliveira avait déjà 12 ans lorsque sortait The Kid ; son existence recouvrait presque parfaitement celle du cinéma ; à tel point parfois, à chaque découverte émerveillée d’un nouveau film renversant de vigueur, qu’on finissait par se demander qui survivrait à qui.
Ce miracle de métabolisme humain qui en fit pendant vingt ou trente ans le doyen des cinéastes en activité avait fini par occuper beaucoup d’espace dans la parole sur son cinéma. On se souvient de l’admiration exprimée par Clint Eastwood, lors d’une interview à Cannes en 2008, dont on ne savait si elle portait sur l’œuvre, sur l’homme ou sur l’entité biologique Oliveira, son miracle de préservation, ce rêve de film maker immortel dont on voit bien à quel point il pouvait exciter la convoitise d’un Eastwood pas encore octogénaire. Et, comme pendant près de vingt ans, on a eu la chance de l’approcher souvent, de passer à plusieurs reprises quelques jours à ses côtés en reportage à Porto, les nombreuses images qui reviennent sont celles de ce corps, droit et dressé jusqu’à nos dernières rencontres, si leste qu’on se rappelle même l’avoir vu se déhancher avec sa femme sur Sex Bomb de Tom Jones lors d’une fête cannoise pour la présentation de La Lettre.
Une exquise malice
On sentait un orgueil très fort chez lui quant à ses aptitudes physiques, ce sentiment qu’il pouvait donner à ses interlocuteurs d’être toujours inentamé. Il avait ce regard transperçant d’où sourdait souvent une exquise malice. Enfant, il avait été initié à l’acrobatie, excellait à la natation, multipliait les prouesses d’un athlète accompli. Jeune homme, il gagnait des rallyes de courses automobiles. Il joue même fugitivement les acteurs playboy, notamment dans un succès d’époque, La Chanson de Lisbonne (1933).
Au romanesque de cette vie à rebondissements multiples (qui passe aussi par l’exploitation viticole), s’enchevêtre une œuvre elle-même au métabolisme très étonnant. Elle s’origine à l’aube du parlant, avec un premier court métrage en 1931, Douro, travail fluvial, à la croisée des recherches formelles des cineastes plasticiens allemands (Ruttman, Fishinger) et des effets rythmiques de montage du cinéma soviétique (Vertov). Elle court jusqu’à l’an dernier, où fut présenté à Venise un ultime court métrage combinant (à l’instar du dernier film de Jean-Marie Straub, Kommunisten) des extraits de quatre de ses précédents films – le signe d’une envie intacte de concevoir, mais aussi d’une difficulté grandissante à tromper la défiance des assurances à se lancer dans de nouveaux tournages.
Du premier au dernier court, l’œuvre se déploie, mais par curieuses saccades, peu profuse à la source (seulement deux longs sur quatre décennies), en perpétuelle augmentation de débit (sept longs entre 1970 et 1988), jusqu’à finir en trombes (22 entre 1990 – Non ou la Vaine gloire de commander, un de ses sommets – et 2012, où sort Gebo et l’Ombre, avec un Michael Lonsdale bouleversant de douceur en vieux père brisé par le chagrin). Elle traverse des courants majeurs de l’histoire du cinéma mais leur confère d’étonnantes inflexions (le néoréalisme rieur d’Aniki Bóbó en 1942 ; le cinéma-vérité déconstruit par des mises en abyme de Actes de printemps en 1963).
Logiques secrètes, mystères profonds
Elle puise sa progressive prodigalité dans l’admiration que lui prêtent les générations suivantes (dès les années 70, les jeunes réalisateurs dits du Cinema Novo portugais louent à la fois la radicalité formelle du cinéaste et l’hostilité affichée de l’homme à la dictature de Salazar). Elle comporte, sur de pures extases de cinéma, des plans d’une beauté tantôt sauvage, tantôt ethérée, souvent sidérante : une tête chantante dans un brasier de cheminée (Les Cannibales, 1988), des amants retrouvés par-delà la mort qui survolent le Douro enlacés (L’Etrange Affaire Angélica, 2010), des regards caméra parmi les plus troublants jamais agencés (donc celui, renversant, de l’aveugle Leonor Silveira dans Singularités d’une jeune fille blonde, 2009), une entrée au théâtre en travelling arrière insolite (Le Soulier de satin, 1985), tout le monde occidental, tout le XXe siècle englouti tel le Titanic dans une explosion terroriste (Un film parlé, 2003).
Un critique et cinéaste grand admirateur d’Oliveira, Jean-Claude Biette, avait échafaudé un subtil lexique où il distinguait les réalisateurs (ceux qui filment ce qu’on leur demande), les metteurs en scène (ceux qui font semblant de filmer ce qu’on leur demande, mais réussissent par la contrebande de la mise en scène à filmer ce qu’ils veulent), les auteurs (ceux qui ne filment que ce qu’ils veulent). Et les cinéastes, ceux qui croient ne filmer que ce qu’ils veulent, mais filment quelque chose que personne ne leur a demandé, même pas eux, et dont ils ne savent pas ce que c’est.
Plus que quiconque, Oliveira était de ceux-là. Car peu d’œuvres semblent mues comme la sienne par des logiques aussi secrètes, sondent des mystères aussi profonds, tout en gardant une duplicité narquoise, un sourire de chat, qui fait du cinéma un exercice incessant de l’art de la surprise. JML
Six chefs-d’œuvre de Manoel de Oliveira
Aniki-Bóbó (1942)
Durant la Seconde Guerre mondiale, le Portugal reste neutre et un grand bourgeois de Porto, âgé de 34 ans, tourne son premier film de fiction. Néoréalisme avant la lettre, a-t-on dit, car Oliveira avait déjà tâté du documentaire avant-guerre (Douro, faina fluvial, 1931), mais il a surtout beaucoup vu et aimé Charlie Chaplin. Burlesque du quotidien et embardées expressionnistes, Oliveira pratique déjà le contraste et la distorsion. Il ne tournera plus pendant vingt et un ans, à l’exception du Peintre et la Ville : pas de financements, pas d’industrie, et le dictateur Salazar qui ne rigole pas trop. (© António Lopes Ribeiro Production)
Acte de printemps (1963)
Des paysans jouent le mystère de la Passion pendant la semaine sainte. Entre fiction et documentaire, Oliveira invente un cinéma qui ne ressemblera qu’à lui, entre primitivisme et sophistication, théâtralité frontale et modernité cinématographique. Il s’agit d’enregistrer un rituel qui contient une civilisation tout entière. Le monde découvre Oliveira, Paris et les Cahiers du cinéma l’adoubent comme une sublime anomalie. Mais un génie empêché puisqu’il lui faudra attendre 1971 pour tourner Le Passé et le Présent.
Francisca (1981)
Dernier volet de la “tétralogie des amours frustrées”, après Le Passé et le Présent, Benilde ou la Vierge-Mère (1975) et Amour de perdition (1979), Francisca est un nouveau sommet. Film en costumes sur une intrigue de mélodrame, Francisca est dénué de toute ostentation et sans pathos. Imaginez Le Guépard plongé dans un bain de Straub, vous avez Francisca ! Chaque convention de représentation, chaque procédé cinématographique admis est mis en crise. Le monde se divise désormais en deux catégories : ceux qui suivent Oliveira dans sa folie déconstructrice et les autres. Oliveira devient un cinéaste qui clive, adulé ou détesté, ça va durer trente ans, à raison d’un film par an, grâce à Paulo Branco qui lui assure une continuité de production.
Non ou la Vaine Gloire de commander (1990)
Oliveira raconte et analyse inlassablement la civilisation lusitanienne, sa grandeur et sa chute. Il organise des confrontations et des rapprochements. Là, des soldats se perdent dans la jungle de l’Angola, en avril 1974, à la veille de la révolution des œillets ; ici, les arquebusiers et les cavaliers s’affrontent en 1578, encore une défaite portugaise. Nous sommes chez Griffith, chez Kurosawa, dans la leçon d’histoire. Le film d’Oliveira que préfère Godard.
Val Abraham (1993)
Cette lointaine adaptation de Madame Bovary est un océan de beauté pure. Ici, tout est sublime, les femmes comme les paysages du Douro, mais les rapports de classe et de domination sont mis à nu par un cinéaste qui est aussi révolutionnaire que conservateur. Grand émoi à Cannes, triomphe international, succès commercial en France. Tout le monde est amoureux de Leonor Silveira et Oliveira rayonne de tous ses feux.
Je rentre à la maison (2001)
Depuis Le Couvent (1994), avec Catherine Deneuve et John Malkovich, Oliveira tourne avec des stars. Je rentre à la maison est un film très parisien, avec Michel Piccoli dans son propre rôle. Mais c’est aussi l’un des nombreux autoportraits d’Oliveira. Je rentre à la maison appartient à sa veine limpide, presque minimaliste. Pas un mot de trop, juste l’observation tendre et aiguisée de l’infinie tristesse d’un grand fauve qui ne peut plus que lécher ses blessures, seulement Piccoli et Paris, l’un et l’autre jamais vus comme ça. FB
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