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On se languissait depuis douze ans d’écouter un nouvel album de Blur. Attente récompensée par « The Magic Whip », à la genèse étonnante.
Quel effet cela vous fait-il de revenir à Blur après douze ans de silence discographique ?
Damon Albarn – Pour moi, c’est juste un album de plus. Enregistré avec mon plus vieil ami, Graham Coxon… Je fais des albums sans arrêt, avec des tas de gens, dans des styles très différents. Quand je travaille dessus, je suis pleinement investi. Il n’y a pas de hiérarchie entre mes projets, je suis aussi impliqué sur chacun, je donne tout. Je ne garde pas sous le coude des idées pour privilégier Blur… Je ne fais pas plus partie de Blur que de Gorillaz ou des groupes maliens avec lesquels je joue. Ce qui m’excite, c’est toujours la prochaine étape. Du reste, j’ai beau vivre encore au quotidien avec ce nouvel album, puisque nous sommes en répétition et que nous serons bientôt en concert, en vérité, je suis déjà ailleurs… En ce moment, je monte une comédie musicale sur le thème d’Alice au pays des merveilles pour le National Theatre à Londres. Mais n’allez pas croire pour autant que j’ai traité cet album de Blur à la légère : il ne serait jamais sorti s’il n’avait pas eu une raison d’être. Pourtant, dans ma tête, c’était réglé : j’étais certain qu’il n’y aurait plus d’album de Blur. Je n’en avais pas besoin. D’où ma surprise. J’ai même hâte de jouer ces chansons sur scène. On va faire le Zénith à Paris mais je ne veux pas repartir sur une grosse tournée, jouer dans tous les festivals, être obligé de repousser l’opportunité de faire un album avec Gorillaz ou Africa Express… Ou même une musique de film. Je chéris ma liberté.
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Comment sont nées ces nouvelles chansons ?
Damon Albarn – Nous étions en tournée en Asie en mai 2013 et une date à Tokyo a été annulée. Plutôt que de rentrer en Angleterre, nous avons décidé de voir si nous pouvions encore composer ensemble. Tout s’est fait en cinq jours, à Hong Kong. Sur le coup, nous n’avons pas mesuré qu’il se passait un truc aussi intense, aussi collectif. Ça faisait vraiment du bien de nous retrouver tous les quatre, sans enjeu, sans but, dans un petit studio bordélique. On venait chaque matin en métro, on restait enfermés dix heures dans cette étuve et on rentrait se coucher. Trois d’entre nous ont désormais des enfants, ça aurait été compliqué de trouver cette liberté, cette concentration en Angleterre. Ça aurait aussi été impossible de recommencer ainsi à zéro, dans un studio aussi désuet. Là, on redécouvrait la joie de jouer des chansons de dix minutes, les idées volaient entre nous…
Graham Coxon – Ça se passe toujours bien entre nous quand nous nous affairons autour d’un projet commun, quand il y a des choses concrètes à brasser. C’est quand on commence à glander en studio, à sentir le désœuvrement, que ça finit mal. Là, on n’a pas eu le temps. Damon est arrivé avec des idées fraîches, des séquences excitantes sur son ordinateur. Personne ne savait que nous étions en train d’enregistrer, nous avons volontairement choisi l’intimité d’un petit studio : ça a créé des conditions vraiment particulières, très relaxantes. Ça semblait naturel, un miracle après tout ce que nous avons traversé.
D’où venaient ces nouveaux morceaux ?
Graham Coxon – J’étais arrivé en studio avec la carcasse de chansons enregistrées avec les sons programmés du logiciel GarageBand. Plein de ces sons bruts, minimaux, ont d’ailleurs fini sur l’album. C’est très amusant de mélanger un son de guitare programmé avec celui d’une vraie guitare : le dialogue entre ces deux cousins très éloignés est passionnant.
Damon, il y a un an précisément, tu me parlais de ton album solo en me jurant que jamais vous ne reviendriez à ces sessions de Hong Kong…
Damon Albarn – Je n’en avais aucune intention. Dans ma tête, elles étaient dans un tiroir fermé à clé. Le moment était passé : tenter de le faire revivre tenait de la seule nostalgie. J’avais vraiment fait le deuil de ces chansons, de ces moments. Ce n’était pas bien grave : j’ai dans mes stocks plusieurs albums ainsi inachevés, abandonnés. Ils auraient eux aussi besoin que quelqu’un les prenne en main, leur donne un sens. C’est ce qu’a fait Graham avec les maquettes de Hong Kong. Il m’a appelé un jour et m’a dit : “Tu te souviens de ces bandes ? Je n’ai rien à faire en ce moment, ça t’embête si je m’amuse un peu avec ?” Ça m’intéressait de savoir ce qu’il allait en faire, ce que seraient sa direction et sa vision. Et puis à titre personnel, ça me faisait plaisir de savoir que Graham était vraiment de retour dans Blur, qu’il redevenait une force de proposition. Il est donc parti pendant quatre semaines avec les bandes, en compagnie de notre vieux producteur Stephen Street. Puis ils sont revenus me faire écouter l’album tel qu’il existe aujourd’hui, auquel ne manquait que mon chant et quelques claviers. Je n’en revenais pas : nous avions enregistré ces chansons et je les avais oubliées ! Je les redécouvrais complètement.
Etait-ce un soulagement de ne plus être la seule force motrice de Blur ?
Damon Albarn – Oui, ça a été un bonheur. Dans un groupe, chacun contribue : ce n’était plus le cas. Là, nous avons retrouvé cette dynamique. Rien que pour ça, ça vaut le coup d’avoir achevé cet album. Ça a déclenché une réaction en chaîne, comme les concerts de cet été, qui auraient été inenvisageables, émotionnellement, spirituellement, sans cette certitude que nous sommes à nouveau un groupe.
Ce qui sidère, c’est la légèreté de cet album… Comment l’expliquez-vous ?
Damon Albarn – Pour être honnête, je ne connais aucun groupe qui, après plus de vingt ans de carrière, peut sortir un disque aussi léger, bricolé, insouciant. Comme on jouait sans structure, les chansons sont très libres.
Graham Coxon – Nous avons beaucoup joué avec les sons, notamment de synthé. Pour moi, Hong Kong évoquait une forme de science-fiction, il y a donc plein de petits bruits de robots, de soucoupes volantes dans ce disque. Il y a aussi beaucoup d’espace. Peut-être l’influence de Talk Talk… Les mélodies sont très simples mais il se passe des choses, parfois tordues, en arrière-plan, qui font dévier les chansons. Comme par exemple sur There Are Too Many of Us, qui évoque un défilé de science-fiction.
Avez-vous hésité à faire revenir Stephen Street, qui ancre Blur dans son passé ?
Graham Coxon – Je savais qu’il serait toujours positif et respectueux de nos morceaux en chantier. Je connaissais aussi sa méticulosité, son oreille précise. Contrairement à beaucoup de producteurs, il n’impose jamais un son ou ses idées – il est au service des chansons, même si j’ai essayé de le pousser vers plus de perversion (rires)… Il n’a jamais cherché à saturer celles qui étaient assez dépouillées. Quand l’une d’elles devenait trop répétitive, je réenregistrais juste une nouvelle ligne de guitare ou de synthé… On a pris des bouts de l’une pour les coller sur une autre, j’adore procéder ainsi, c’est comme de la sculpture. L’album, c’est donc l’addition des maquettes de Damon, des enregistrements de Hong Kong et des retouches faites en Angleterre. Je n’avais jamais autant travaillé sur la dynamique des chansons de Blur. Je n’avais même jamais été aussi impliqué sur un de nos albums. Avec Stephen, on se sentait comme des mioches à qui on avait confié les clés de la confiserie. Cela dit, j’étais vraiment dans mes petits souliers le jour où on a fait écouter le résultat à Damon. Mais à chaque fois que je suis allé le voir ensuite, il avait rajouté des claviers, des idées… La créature est devenue de plus en plus riche, épaisse, paisible et sauvage à la fois.
Damon Albarn – Moi, j’étais très sceptique à l’idée de retravailler avec Stephen. Mais Graham avait vraiment besoin de lui pour éditer, mettre en ordre nos heures de bandes. Certaines chansons duraient une demi-heure ! Stephen est même venu pendant que j’enregistrais mes parties de chant, ce qui m’a contrarié – ça faisait des siècles que nous n’avions plus travaillé ensemble. Et puis, à l’arrivée, j’ai été enchanté. Comme pour tout le reste sur l’album, ça s’est passé sans stress, sans écueil.
Ça a été facile de replonger dans l’écriture de textes ?
Damon Albarn – C’est toujours laborieux. Ces chansons avaient presque deux ans… Les brouillons de paroles que j’avais alors enregistrés n’avaient plus aucun sens. Mais il fallait rester fidèle à l’esprit de Hong Kong, qui avait permis l’éclosion de ces chansons : j’ai donc revisité cet esprit, à la manière d’un fantôme. J’ai tenu à enregistrer les paroles là-bas, pour retrouver cette ambiance et boucler la boucle. Psychologiquement, c’était indispensable. Beaucoup de souvenirs me ramènent à Hong Kong : des vacances en famille, des concerts de Gorillaz, la genèse de l’opéra Monkey, Journey to the West… Il y a, pour un Anglais, une face très sombre liée à cette ville, au colonialisme… Pendant plus de cent ans, nous avons vendu de l’opium aux Chinois via Hong Kong. La reine Victoria était sans doute alors la plus grosse dealeuse du monde (rires)… Aujourd’hui, j’admire l’esprit farouchement indépendant des Hong-Kongais. Le titre de l’album, The Magic Whip, fait référence à ça, à leur capacité à défier le fouet qui tente de les contrôler. J’aime aussi l’ambiguïté entre “fouet” et “crème fouettée” que laisse planer ce titre. Si vous réunissez les paroles, vous obtiendrez comme un patchwork, une mosaïque, qui retranscrit toutes ces sensations d’Extrême-Orient.
Graham Coxon – Les histoires assez sombres et pourtant innocentes de Damon ont résonné très fort en moi, comme si nous étions reliés par télépathie. Il exprimait ce que ressent un homme de 45 ans en 2015. Ses craintes faisaient écho à ma peur de l’internet, de la surinformation. Ça me rend claustrophobe.
Dans ces paroles, Damon, tu évoques notamment un voyage inattendu en Corée du Nord…
Damon Albarn – J’y suis allé pour effectuer des recherches, pour avancer sur mon projet d’Alice au pays des merveilles… Mais à l’arrivée, je n’ai rien utilisé de ce que j’ai rapporté. Je m’étais dit : “Où, sur terre, existe-t-il un pays où, comme dans le livre de Lewis Carroll, on peut emprunter le terrier d’un lapin et déboucher sur un monde parallèle ?” Là aussi, la notion de “magic whip” s’applique parfaitement : tout le monde y semble hypnotisé. C’est un endroit fascinant, effrayant et dingue. Il est impossible de savoir ce que votre interlocuteur pense, beaucoup de choses restent à l’état de non-dit.
Ça te fait quoi quand, malgré ta carrière, on te parle encore de britpop ?
Damon Albarn – Ça m’exaspère quand je vois qu’il suffit que je porte mon costume de Blur pour que soudain, tout le reste disparaisse. C’est injuste de me limiter à la britpop… Mais qu’est-ce que je peux y faire ?
L’album contient pas mal de clins d’œil à différentes phases de Blur. Ce côté “jeu de piste” était-il voulu ?
Graham Coxon – Nous ne pouvions pas sortir un album ordinaire. A l’arrivée, je suis très fier de The Magic Whip, c’est un peu mon bébé, ma façon de demander pardon aux fans de Blur après tous mes errements.
Damon Albarn – Je reste le même songwriter, je ne peux pas me métamorphoser d’un disque à l’autre. Blur, c’est quand même vingt-cinq ans de ma vie et je n’arrive pas à croire que ce groupe puisse encore m’apporter énergie et excitation. Nous avons tous grandi, nous pouvons enfin faire de la musique à la fois adulte et innocente.
album The Magic Whip (Parlophone/WEA), sortie le 27 avril
concerts le 13 juin au festival de l’île de Wight, le 15 juin à Paris (Zénith), le 20 à Londres (Hyde Park, festival British Summer Time)
blur.co.uk
Un mois avant la sortie de The Magic Whip, Blur dévoilait l’album dans un petit club londonien. On y était, on vous raconte.
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