Solenne Jouan a travaillé comme sommelière dans plusieurs restaurants parisiens réputés pour leurs vins naturels – Le Baratin, Saturne, Vivant –, avant de poser son sac au 6 Paul Bert. Rencontre.
Les vins naturels, c’est quoi ?
Solenne Jouan – Il y a des clichés sur les mecs tout nus dans leurs vignes (rires)… En fait, c’est un nom de code qui regroupe des réalités diverses. On imagine que les vins naturels sont sans soufre… sauf que les sulfites se développent naturellement pendant une fermentation. D’où des situations étonnantes : Philippe Jambon, en Beaujolais, ne met pas du tout de SO₂ dans son vin, pourtant il se retrouve avec des taux plus élevés que certains domaines qui en ajoutent pour réguler le pH dans leurs cuves ou favoriser la conservation !
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Disons que le vin naturel est “sans sulfites ajoutés”. Parfois, il reste des particules en suspension car il n’a pas été filtré. Il y a aussi le cas des vins en biodynamie, aux vignes pas ou peu traitées. Mais un vin en biodynamie n’est pas nécessairement naturel – alors qu’un vin naturel provient toujours de vignes en biodynamie…
Bref, l’important est d’abord que ce soit très bien fait ! Les “vins vivants”, comme je préfère les appeler, demandent un esprit particulier de la part du vigneron, qui laisse le raisin s’exprimer et n’utilise pas d’intrants (produits chimiques ajoutés – ndlr), mais aussi du consommateur prêt à s’ouvrir les sens.
Ces vins sont souvent proposés dans les restaurants de la nouvelle génération “food” mais restent controversés. Ils seraient instables et se ressembleraient tous : goût de cidre pour les blancs, odeur d’écurie pour les rouges… Dans Libération, le philosophe Olivier Assouly évoquait récemment “une signature gustative supposément rebelle, mais stéréotypée et normalisatrice”…
On parle aussi de mode, mais non ! Les vins naturels existent depuis très longtemps. L’un des pionniers, Marcel Lapierre, ami de Guy Debord, travaillait ses morgons de cette manière dès les années 70. L’engouement commence à se propager. Dans certains restaurants haut de gamme comme L’Arpège, où les serveurs sont tirés à quatre épingles, ils proposent des vins de Loire de Thierry Germain, des montepulcianos de Valentini.
On se rend compte que les traitements chimiques et les pesticides ne représentent pas l’avenir. Mon parrain en vin, Vincent Laval, à Cumières, en Champagne, se bat pour l’appellation bio et pour cesser les traitements aux pesticides par hélicoptère, comme dans certains grands domaines. Il m’a raconté qu’il y a quelques années, les vignerons de Champagne achetaient les déchets des Hôpitaux de Paris pour faire grossir les raisins.
Dans les vignes, tu trouves encore des seringues, des morceaux de plastique… Une parcelle traitée en biodynamie se voit à l’œil nu : au sol, il n’y a rien d’autre que de la terre, les feuilles sont belles, les escargots ne sont pas morts.
Les méthodes sont-elles différentes ?
Les vignerons possèdent deux ou trois hectares, des pressoirs manuels… Parfois, ils foulent le raisin au pied. C’est plus de boulot d’aller labourer à la pioche, désherber à la main… La production n’a rien d’industriel. On se bat pour obtenir douze bouteilles de Pierre Overnoy, dans le Jura ! Mais si le sol est travaillé correctement et la vigne saine, eh bien cela se ressent dans le goût. On obtient une palette tellement différente…
Chaque parcelle possède un caractère singulier. C’est peut-être pour ça que les vins naturels plaisent : ils remettent de la surprise dans le vin. Pour l’instant, entre eux et les grands domaines classiques, il y a un abîme.
Pourquoi les trentenaires s’intéressent-ils au vin naturel ? Parce qu’on peut prendre une cuite sans être par terre pendant trois jours ?
Il y a de l’alcool, quand même (rires) ! Mais tu n’as pas la barre au front due aux sulfites et aux produits chimiques. Le côté festif du vin naturel est hyperattractif, oui. Les bouteilles ont un look barré. Sans doute, il y a une manière de se démarquer en buvant cela. Certains s’y engouffrent par opportunisme, notamment chez les négociants. Mais c’est quand même fondamentalement une question de goût et d’accessibilité.
Des filles qui ne buvaient pas de vin ou n’aimaient que le moelleux et le sauternes y trouvent leur compte. Les Japonais apprécient leur finesse et leur côté facile à digérer. On peut offrir du “nature” à des personnes qui ne boivent pas beaucoup de vin. Il y a des bouteilles légères et faciles à boire, axées sur le fruit, certaines à neuf ou dix degrés d’alcool. Mais aussi des quilles ultracomplexes à garder longtemps en cave.
A quoi ressemble le buveur naturel type ?
Parmi les fans de vin vivant, je vois autant d’hommes d’affaires que de hipsters, ou des amateurs de pinard qui veulent changer leur routine. Je connais une fille qui ne buvait plus de vin car elle était allergique au rouge, qui lui donnait des migraines. Elle s’est mise à en reboire grâce au vin naturel. C’est vrai qu’il y a un effet générationnel.
Je ne suis pas sociologue, mais je peux parler de mon exemple. J’ai commencé ma vie professionnelle dans la communication, même si j’étais passionnée de nourriture. A 25 ans, je bossais pour Cavalli, Tod’s, et j’allais manger trois ou quatre fois par semaine au Baratin (repaire bistronomique parisien – ndlr), si bien que les propriétaires m’ont finalement proposé d’y travailler. J’ai découvert les vins naturels et j’ai changé de vie.
Et les vins classiques ?
Ma famille fait du vin, à Graves : ils sulfitent à fond (rires). Mais je ne peux plus boire de vins formatés. Je suis passée à une foire de la grande distribution où était vendu un vin de ma famille. J’ai goûté : ça coupe la langue en deux (rires). C’est bon pour les paupiettes ! Dans ce cas, je préfère ne pas boire, plutôt un jus de fruit ou de l’eau. Après, les grands bourgognes ou un très bon bordeaux, oui.
Les vins naturels ont la réputation d’être chers…
Le boulot des artisans qui produisent peu d’unités se paie. Nous défendons ces vignerons et leur travail, comme la cuisine défend les artisans, la provenance des légumes. C’est une démarche quotidienne. La moyenne au restaurant où je travaille, c’est 40 euros la bouteille.
Dans un restaurant qui ne sert pas de vins naturels, c’est dix euros de moins…
A Paris, tous les endroits un peu d’actualité servent des vins naturels : Haï Kaï, Servan, Septime, Saturne, Le Chateaubriand… Noma, à Copenhague (longtemps considéré comme le meilleur restaurant du monde – ndlr) a ouvert dans les années 2000 avec une carte exclusivement nature. Un gros parti pris : des clients étaient déstabilisés parce qu’ils n’avaient plus la possibilité de claquer 3 000 euros dans une bouteille…
Ces vins se marient très bien avec une cuisine légère et naturelle, mais il arrive que les gens les renvoient : trop bizarres ! Un vin naturel bouge et n’est pas forcément prêt tout de suite. Il peut produire des bulles ou repartir en fermentation. On fait attention à ne pas servir n’importe quoi. Les pionniers comme le Domaine Valette à Chaintré, proposent des vins bien faits, droits, contrairement à d’autres qui sont complètement rock’n’roll.
Finalement, le vin naturel est un choix politique ?
Je n’en fais pas un étendard, sauf quand quelqu’un me pique sur le sujet. La plupart du temps, je ne dis même pas aux clients qu’on n’a que du vin comme ça. Ils sont là pour se faire plaisir, on ne va pas les prendre de haut.
restaurant Le 6 Paul Bert, Paris XIe
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