Depuis vendredi, on connaît le sort que réservent à Libération ses actionnaires. Le siège du journal, sis rue Béranger, tout près de la place de la République, deviendrait un “Flore du XXIe siècle, carrefour de toutes les tendances politiques, économiques ou culturelles, porté par la puissance de la marque Libération, sa légitimité historique et graphique […]
Depuis vendredi, on connaît le sort que réservent à Libération ses actionnaires. Le siège du journal, sis rue Béranger, tout près de la place de la République, deviendrait un “Flore du XXIe siècle, carrefour de toutes les tendances politiques, économiques ou culturelles, porté par la puissance de la marque Libération, sa légitimité historique et graphique unique dans l’histoire de la presse française, et peut-être mondiale, forme de synthèse entre les deux plus grandes révolutions sociétales et libertaires de l’histoire moderne que furent les années 60 et celles, actuelle, du numérique”. On relèvera la faute d’orthographe à “celles”… De l’intérêt d’être relu et corrigé par des gens dont c’est le métier.
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Pour le reste, on croit rêver. Le plus mauvais papier de l’histoire de Libé. Alors que salariés et collaborateurs du journal attendaient des actionnaires un vrai projet de relance, mesures douloureuses comprises, et s’apprêtaient à poursuivre une véritable négociation, ils se retrouvent face à un manifeste marchand, voire à une grossière spéculation immobilière, où le cynisme et la provocation le disputent à la crétinerie. Il s’agirait donc de transformer Libé en une marque déclinable à l’infini, en télé, radio, restaurant, bar, incubateur de start-up, en tout sauf en journal multisupport. Novlangue, rêves mégalos et concepts fumeux typiques de l’arrogance techno-libérale.
Le plus ridicule restant évidemment le concept de “Flore du XXIe siècle”, habile référence au Sartre de L’Etre et le Néant, rédigé au Café de Flore, au fameux poêle des jours froids de l’Occupation. Cette façon d’embarquer le cofondateur de Libé passe du grotesque à l’odieux quand elle ne sert qu’à faire avaler au personnel la transformation de son espace de travail historique en un supermarché vaguement culturel, ennobli du sceau Libération, pendant qu’il est prié de dégager le plancher. Pour aller où ? Pour faire quoi ? Un journal ? Avec quels moyens et quels capitaux ? Ce n’est pas dit.
Quand on aura ajouté que Bruno Ledoux, qui s’est fendu d’un mail injurieux et menaçant quand il a compris que son projet n’avait pas – ô surprise – provoqué l’enthousiasme du personnel, n’est autre que le propriétaire de l’immeuble de Libé, un ancien parking qui ferait une très jolie boutique-hôtel siglée Libération, on sera en droit de soupçonner qu’il cherche à se débarrasser du journal et de ceux qui le font pour n’en garder que la marque et les murs. Et quid de Libération, le vieux journal, cinquième roue du carrosse ? Mystère.
Evidemment qu’un journal doit se diversifier et faire prospérer sa marque pour survivre. Bien conscients de notre fragilité structurelle et des menaces aggravées qui pèsent sur notre modèle économique, nous le faisons depuis des lustres, avec le festival, les compilations, les hors-série, les inRocKs lab… et tout reste à inventer. Mais quel rapport entre la nécessité de décliner et de faire prospérer une marque fragilisée par la crise générale de la presse écrite et le discours de fuite en avant que tiennent les actionnaires de Libération, titre lui-même en pointe sur la diversification ? “Carrefour de toutes les tendances politiques, économiques ou culturelles” : cette phrase n’a pas été assez relevée. Elle dit pourtant bien le travestissement à l’oeuvre. “Toutes”, vraiment ? Alors que la fascination – doublée de la forte irritation ou déception qui va avec, fatalement – qu’a provoquée Libé, à travers ses âges, ses formules et ses crises, ses moments de gloire et ses impasses, tenait justement à une somme de partis pris forts, qu’ils soient journalistiques ou culturels, photographiques ou politiques, stylistiques ou graphiques. Avec ses goûts et ses dégoûts, son insolence, sa mauvaise foi et sa façon unique de mettre en scène l’actualité selon une hiérarchie toute personnelle, Libération reste une sublime aventure de presse. Un grand journal de grandes plumes, que nous avons tous dévoré, béni et maudit, le contraire exact d’un “carrefour de toutes les tendances”, la honte.
Comme toutes les aventures collectives qui durent aussi longtemps, et les aventures de presse sont connues pour être encore plus chaotiques que les autres, surtout en ces temps de violente adaptation industrielle, Libération a fait bien des déçus et bien des mécontents. Journal-miroir des renoncements, des frustrations et des métamorphoses de la gauche française de ces trente dernières années. Il n’empêche que le chapeau qu’essaient de lui faire porter certains ricaneurs est trop large…
C’est une évidence : nous sommes tous des enfants de Libération. Et le jour où nous commanderons un “Alain Pacadis” (champagne + tout ce qui traîne) dans le bar Libé de la rue Béranger n’est pas près d’arriver. Nous préférons continuer de lire – en nous énervant, excellent pour la santé – le quotidien qui nous a faits. Nous, vous et quelques millions d’autres.
Au sommaire des Inrocks cette semaine : le retour de Metronomy, le réveil de Détroit, les abus de Catherine Breillat et la fille sous la douche de Hitchcock. Le magazine est disponible en kiosque et dans notre boutique en ligne.
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