La criminologie est-elle une science exacte ? C’est ce qu’affirment en tout cas ses adeptes comme Alain Bauer, qui veulent en faire une discipline universitaire. Pour le sociologue Laurent Mucchielli, cette tentative d’institutionnalisation recouvre en fait un inquiétant lobbying sécuritaire.
La polémique avait fait rage sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. La criminologie était-elle une science à part entière ? Des facultés de criminologie devaient-elles voir le jour ? Fallait-il centraliser la production des connaissances et des statistiques sur la délinquance ? Fallait-il redéfinir l’expertise en matière de sécurité auprès des pouvoirs publics ?
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L’offensive menée de front par Alain Bauer, criminologue proche de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls, et ses affidés semblait avoir porté ses fruits lorsqu’en février 2012, un arrêté ministériel créait une section “criminologie” au Conseil national des universités (CNU). Mais l’alternance a sonné le glas des rêves du “monsieur Sécurité” de Nicolas Sarkozy. La section criminologie du CNU a été supprimée ; le débat, mis en sourdine.
Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS, se charge de le ranimer. Dans son dernier ouvrage, Criminologie et lobby sécuritaire. Une controverse française, il tire les leçons de cette séquence, et met en garde contre son instrumentalisation politique.
Pourquoi pas une “suicidologie”?
Pour cet ardent opposant à l’institutionnalisation de la criminologie, cette discipline ne peut accéder, de par sa nature-même, au rang de science fondamentale: « On ne peut pas fonder une science fondamentale sur un objet, autrement il y en aurait une multitude, comme la ‘suicidologie’ par exemple.”
Des universitaires soutiennent pourtant que la criminologie est une synthèse réussie entre différentes disciplines. “Il y a différentes disciplines qui permettent de comprendre le crime, explique le criminologue Xavier Raufer. La criminologie est donc une discipline multiple, et elle nécessite d’être enseignée par quelqu’un qui domine un certain nombre de sujets.”
Ce caractère multidisciplinaire est problématique, selon Laurent Mucchielli: “Les gens qui soutiennent cette idée sont souvent des juristes pénalistes. Ils n’ont pas de pratiques empiriques de recherche. Ils s’imaginent, vu de l’extérieur, qu’on pourrait créer un personnage universitaire étrange, le criminologue, qui maîtriserait une vingtaine de sciences différentes : c’est un pur mythe, ça n’existe nulle part. En réalité l’enseignement qui en résulterait serait inévitablement superficiel.”
Intrinsèquement, la criminologie est donc à classer parmi les sciences appliquées. « La criminologie est une science appliquée, confirme Xavier Raufer. C’est-à-dire que lorsqu’une commission parlementaire nous consulte sur la question de la délinquance, les criminologues doivent lui expliquer ce qu’ils observent, et ce qu’ils pensent qu’il faudrait faire. La criminologie n’a pas une vocation irénique.”
Laurent Mucchielli ne partage pas cette conception de la recherche, et de la criminologie en particulier. “Alain Bauer, Xavier Raufer et Yves Roucaute – un tenant officiel du néoconservatisme – ont une vision purement instrumentale de la science. Ce qu’ils définissent comme la ‘nouvelle criminologie’ a pour but selon eux d’aider les policiers à interpeller davantage de délinquants, et les scientifiques sont réduits à de simples techniciens au service de la police, des politiques et des institutions répressives. C’est une atteinte fondamentale à l’éthique de la recherche, dont le véritable but est de connaître les raisons pour lesquelles des gens sont délinquants, comment travaille la police, la recherche du vrai pour le vrai, et en aucun cas pour une finalité pratique immédiate”, explique-t-il.
Un lobby très actif
Dans ce débat, une science sur mesure, calibrée pour influencer la politique pénale, tente de renverser le sacerdoce de la science pour la science. C’est pourquoi Laurent Mucchielli pointe du doigt le lobby sécuritaire qui sous-tend la polémique. Outre quelques militants scientifiques et autres “experts ès crimes” regroupés autour d’Alain Bauer, l’Institut pour la justice (IPJ) – une association de lobbying aux accents sécuritaires – est le fer de lance de la bataille pour la criminologie. “Cet institut joue un rôle très actif dans la stratégie de légitimation universitaire de la doctrine sécuritaire, en organisant des colloques, en créant une revue, en publiant des livres qu’ils envoient aux universitaires. Ils sont très réactifs, et tentent de faire reconnaître, valider, légitimer leurs thèses », affirme le sociologue.
“Ça n’a rien à voir avec la criminologie, réplique Xavier Raufer, c’est du lobbying. Ils estiment qu’à l’heure actuelle la justice va mal, et se mobilisent en conséquence. Oui, ils organisent des colloques, mais cela reste dans le domaine de la vie citoyenne. Ils ne se présentent pas comme une institution académique, mais comme un think-tank.” Sur son site internet, l’IPJ affirme pourtant rassembler “des experts du champ pénal pour produire des études et des analyses originales et novatrices sur l’ensemble des enjeux de la justice pénale et de la criminologie. Leur objectif est d’éclairer le débat public et de formuler des propositions de réforme étayées et réalistes.”
La légitimation par la science est bel et bien l’enjeu principal pour ce lobby. Or depuis 2012 la tentative d’enracinement de la criminologie à l’université est au point mort. Et Alain Bauer, nommé par décret présidentiel en 2009 à la tête de la chaire de criminologie du Centre national des arts et métiers (Cnam), est la seule personne en France qui peut se targuer d’être officiellement “professeur de criminologie”. C’est donc depuis ce camp retranché qu’il entend développer sa discipline.
“Il essaye de faire recruter quatre autres personnes dans sa chaire de criminologie, affirme Laurent Mucchielli. Cela provoque des résistances en interne, d’autant plus que le cours d’Alain Bauer n’enregistre pas les vingt inscrits théoriquement nécessaires au maintien de l’enseignement.” Xavier Raufer semble confirmer l’activisme de son collègue : « Puisque les universités ne tolèrent pas que des disciplines nouvelles voient le jour, nous attendons que la désastreuse Fioraso s’en aille, et nous nous implanterons au Cnam, comme c’était prévu ».
Si le débat n’est plus aussi médiatisé qu’entre 2008 et 2012, il est toujours aussi vif, et les manœuvres pour institutionnaliser la criminologie se poursuivent. Le lobby entreprenant de l’IPJ, l’activisme d’Alain Bauer au Cnam, et les vocations que suscite la discipline font dire à Laurent Mucchielli qu’« en aucun cas cette histoire n’est terminée, malheureusement ».
Contacté, Alain Bauer n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Criminologie et lobby sécuritaire. Une controverse française (éd. La Dispute), de Laurent Mucchielli
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