Théâtre, cinéma, opéra : le monde de la culture est en deuil après l’annonce de la mort de Patrice Chéreau, le lundi 7 octobre, d’un cancer du poumon.
Brutale et glaçante, la nouvelle est tombée hier soir à 20 h 40 : Patrice Chéreau vient de mourir. A 68 ans, le metteur en scène de théâtre et d’opéra, le réalisateur de cinéma faisait, en France et de par le monde, figure de Commandeur dans le monde des arts, à travers la carrière d’un génie qui débuta sans temps mort dès l’époque de ses premières mises en scène au lycée Louis-le-Grand dans les années 60, avant de prendre à 22 ans la direction du théâtre de Sartrouville.
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Mais qu’importe la chronologie. C’est au festival d’Aix-en-Provence, lors de la création de son dernier opéra, Elektra de Richard Strauss, sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, que nous le vîmes une dernière fois en juillet dernier arpenter la scène sous les ovations du public. On le savait malade depuis longtemps, mais chacun de ses retours sous les feux de la rampe témoignait d’une telle maîtrise qu’on refusait d’envisager l’idée même de sa disparition.
Autre moment fort, celui où, en 2010, le musée du Louvre lui offre en tant qu’artiste invité l’occasion d’une rétrospective de son œuvre qu’il intitule Les Visages et les Corps où l’on retrouve, comme un grand flash-back, toutes les étapes de son parcours, intriquées au plus près de l’intime ancré sur l’humain :
“Que ce soit au théâtre, à l’opéra ou au cinéma, il y a un langage du corps commun, celui de la silhouette, de la totalité de la personne physique, nous confiait-il alors. Comment une personne marche, bouge, réagit, entre en interaction avec d’autres. C’est sur la réunion de plusieurs corps qu’on travaille au théâtre pour habiter l’espace vide, et au cinéma pour les inscrire dans un cadre. Et puis il y a le visage, cette chose à laquelle on a accès d’une manière un peu bizarre au théâtre et qui, au contraire, est une page que l’on peut lire et déchiffrer au cinéma.”
Une fête introspective où, comme un repentir, il montait La Nuit juste avant les forêts, de Bernard-Marie Koltès, avec Romain Duris, texte fondateur qu’il avait laissé de côté du vivant de son auteur, lui qui les avait pratiquement tous montés lorsqu’il dirigeait le théâtre des Amandiers, de 1982 à 1990. De Combat de nègre et de chiens (1983) avec Michel Piccoli et Philippe Léotard, à Quai Ouest (1986) avec Maria Casarès et, hors les murs, au théâtre du Rond-Point, Le Retour au désert (1988), avec Michel Piccoli encore, en frère de la star du boulevard, la grande Jacqueline Maillan. Sans oublier Dans la solitude des champs de coton (1987, 1988, 1995), remise tant de fois sur le métier comme le témoignage d’un deuil impossible, où il finit par jouer lui-même le personnage du dealer face à Pascal Greggory, le client, dansant tous deux sur le Karma Coma de Massive Attack dans le cadre de la Manufacture des Œillets en 1995 à Ivry-sur-Seine.
De même, l’invitation au Louvre faite à la grande wagnérienne Waltraud Meier, de chanter les Wesendonck Lieder dans la salle des peintures espagnoles faisait ressurgir la mémoire de sa mise en scène de Tristan et Isolde créée avec elle à la Scala de Milan en 2007. Un monde de l’opéra dans lequel il était arrivé en fracassant les portes, à 32 ans, à l’invitation de Pierre Boulez au festival de Bayreuth pour une mythique Tétralogie de Wagner. Entrée scandaleuse qui, après avoir mis en rage le public, en avait fait son idole, lui, le premier à oser, dans toutes les acceptions du terme, imposer l’opéra comme un théâtre lyrique.
Mais la vie ne le ménage pas. La perte de son père en 1988, puis de Bernard-Marie Koltès, d’Hervé Guibert, de Pierre Roman aux côtés duquel il avait monté à Nanterre l’école de théâtre Les Amandiers : tous ces morts et bien d’autres font qu’à partir de 1990 et après Le Temps et la Chambre de Botho Strauss monté à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 1991, il restera longtemps sans travailler sur un plateau de théâtre. Le cinéma prend alors le relais, même si son amour pour le septième art en avait fait un réalisateur déjà reconnu : de La Chair de l’orchidée en 1974 avec Charlotte Rampling à Judith Therpauve en 1979 avec Simone Signoret et L’Homme blessé en 1983 avec Jean-Hugues Anglade. Film monstre, La Reine Margot avec Isabelle Adjani en 1994 témoigne de sa rage de se reconstruire un nouveau monde sur les ruines de ce théâtre d’où trop de pertes l’avaient écarté.
Exutoire à ce combat d’un art qui se coltine forcément la mort et la séparation avec ceux qui vous sont chers, il réalise en 1998 Ceux qui m’aiment prendront le train avec Jean-Louis Trintignant. Puis, s’ouvre en 2000 un cycle de quatre films écrits avec Anne-Louise Trividic : Intimité (2000), Son frère (2003), Gabrielle (2005) avec Isabelle Huppert et Persécution (2009).
Son grand retour au théâtre en 2003 pour l’ouverture des Ateliers Berthier à l’Odéon-Théâtre de l’Europe sera ce Phèdre inoubliable avec Pascal Greggory et Dominique Blanc. Au Louvre encore, sa mise en scène de Rêve d’automne de Jon Fosse interprété par Bulle Ogier, Valéria Bruni-Tedeschi et Pascal Greggory, pour ne citer qu’eux, transcende l’écriture de l’auteur norvégien comme un rêve réunissant les vivants et les morts. Un auteur qu’il retrouve en 2011 dans une production anglaise, I am the Wind (Je suis le vent), mise en scène avec le chorégraphe Thierry Thieû Niang.
Ses années sida, cause de tant de disparitions, il en témoignait aussi au Louvre en invitant Nan Goldin à son banquet de pierres. A cette occasion, nous réalisions un supplément des Inrocks pour accompagner l’événement et avions fait les frais de son exigence sans limites. Il nous avait rendus fous, réécrivant les textes, changeant les photos, modifiant les mises en page, lui qui ne laissait rien au hasard et ne savait faire autrement qu’en maîtrisant tout ce qui le concernait. Impossible de trouver une photo de lui avec des lunettes. Une coquetterie en forme de pied de nez à cette vie qui passe et marque sans ménagement les visages et les corps.
Dernier souvenir. Dans Elektra, la rythmique obsédante des servantes balayant le sol de la scène au tout début de l’opéra nous avait évoqué ce couteau sacrificiel qu’on aiguise sans cesse dans l’espoir de pouvoir accomplir une vengeance. Aujourd’hui, on se dit qu’il s’agissait peut-être de la lame d’une faux, témoignage de sa lucidité sur l’issue d’une maladie qui vient aujourd’hui de l’emporter. Son œuvre est immense, sa perte nous rend inconsolables.
Les Visages et les Corps de Patrice Chéreau, mis en scène et joué par Philippe Calvario, du 15 octobre au 10 novembre 2013 au Théâtre du Rond-Point, Paris. www.theatredurondpoint.fr 01 44 95 98 21
Arte modifie sa programmation le dimanche 13 octobre et diffuse
Square – Patrice Chéreau à 11 h 45 ;
Dans la solitude des champs de coton à 13 h 30 ;
Patrice Chéreau : le corps au travail à 14 h 55 ;
L’Homme blessé à 23 h 15
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