Pour commémorer les dix ans de la mort de Patrice Chéreau, le 7 octobre 2013, nous vous proposons de relire une interview qu’il avait donnée aux Inrockuptibles en 1995, à l’occasion de la sortie de son film “La Reine Margot”.
Un hommage sera rendu au metteur en scène le 2 octobre au Vieux-Colombier.
Le réalisateur de L’Homme blessé et de La Reine Margot retrace ici un parcours dessiné par la volonté de se sortir du mal-être : des cours de récréation aux Amandiers de Nanterre, de Welles et Fritz Lang à la découverte de Bernard-Marie Koltès.
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Patrice Chéreau – Très tôt, j’ai eu envie de faire des spectacles. En cinquième, à 12 ans, je faisais répéter mes camarades dans la cour de récréation. A cet âge-là, le cinéma ne s’impose pas, on n’a pas de caméra : j’ai fait avec ce que j’avais sous la main.
Du fait de l’activité de vos parents, votre statut d’artiste était-il déjà établi ?
Il y a une filiation totale entre mes parents et moi. Grâce à mon père qui m’a emmené au Louvre régulièrement quand j’étais très petit et me disait “Ça c’est de la mauvaise peinture et ça c’est de la bonne peinture.” Mon père peignait, tous les amis qui venaient à la maison étaient peintres. On allait dans toutes les galeries, tous les musées. C’était un dialogue permanent entre la peinture et moi à travers mon père et ma mère. Mais je serais incapable de refaire les aquarelles que je faisais il y a vingt ans, je n’ai pratiquement plus touché un pinceau. Par contre, je dessine toujours des mises en place.
Gardez-vous un souvenir si idyllique de vos années d’enfance ?
Ce n’est pas parce qu’on s’entend bien avec ses parents que l’adolescence est plus agréable. On s’enferme. Lorsque, brusquement, arrive la puberté, et que c’est horrible, ce n’est surtout pas aux parents qu’on va raconter on ne va le raconter à personne. Je n’ai pas eu de vrais conflits avec mes parents et, parfois, je me dis que ça manque de ne pas avoir eu de révolte. Mais ce que mon père et ma mère m’ont appris dans le domaine de l’art, le fait que ma mère ait toujours été très attentive et très présente, est un cadeau formidable. J’ai beaucoup gagné. Même si, par moments, on découvre une réelle part de conformisme en soi : je me prends parfois à me rêver plus rebelle que je ne suis. Je ne suis pas rebelle ou violent mais je me dis que ce serait bien d’avoir des conflits plus violents quand je me trouve un peu conformiste, un peu timoré dans mes réactions. Quand on se met à avoir des envies de confort, de facilité, qu’on n’a pas envie d’affronter les difficultés de la vie ou du monde qui vous entoure.
Dans le travail aussi ?
Je ne crois pas. Le travail me sauve de ce que je n’aime pas dans ma vie, il me rachète de beaucoup de choses : j’ai donc tendance à vivre ce qu’il y a de plus intéressant au travail. C’est dangereux, car ma façon de faire crée une absence de séparation entre la vie et le travail. Ça donne les spectacles que je fais, mais c’est très fatigant : parfois, on aimerait ne pas être dévoré par sa création.
Vous vous dites peu violent, pourtant vos spectacles le sont.
Il y a une violence de sentiments très forte en moi, une violence de revendication d’amour ou d’affection. Mais pas de violence physique. Je ne m’interroge pas sur mes spectacles : je découvre, j’en subis quelquefois le résultat. Ma violence sort dans mes spectacles, pas toujours dans la vie. Parfois, on découvre au milieu du travail pourquoi on a choisi telle chose. La raison pour laquelle j’ai fait La Reine Margot m’est apparue en tournant. Tout vient d’une scène : celle où le massacre de la Saint-Barthélemy se termine par La Môle qui frappe à une porte, tombe sur Margot qui le soigne. L’idée que deux personnes se rencontrent comme ça, dans une mare de sang… C’est la scène qui m’avait frappé dans le livre. Ça en dit peut-être long : il faut faire parler les psychanalystes.
Etes-vous d’accord avec Genet lorsqu’il disait qu’on ne peut pas être un grand artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé…
En faisant ce métier, j’ai l’impression d’avoir donné un contrepoison au malheur que j’avais en moi. Le poison, c’était la difficulté de communiquer. Je garde un souvenir apocalyptique de mon adolescence, terrible d’absence de communication et de tristesse totale. Je n’en suis peut-être pas tout à fait sorti.
Pourquoi donc avoir choisi le théâtre ?
Le théâtre, c’était “faire”. Après, par contre, la grande expérience que j’ai eue entre 12 ans et 18 ans, c’est le cinéma : la Cinémathèque Française où j’allais tous les soirs, parfois même deux fois par jour. J’ai vu tous les films qu’il fallait voir dans cette période-là, tout le cinéma américain, mais surtout l’expressionnisme allemand ce qui m’a le plus frappé. Et puis, je voyais beaucoup de spectacles de théâtre : petit, j’y allais au moins une fois par semaine, avec mon argent de poche. Je ne peux pas dire pourquoi, c’était devenu une obsession monomaniaque. J’allais tout voir. Et j’ai eu deux chocs : le premier spectacle que Planchon avait fait venir à Paris, vers 58 ; et, dans les années 60 j’étais encore au lycée , le Berliner Ensemble de Brecht. Ça m’a ramené au cinéma parce que Brecht y avait beaucoup réfléchi. Le cinéma, j’en ai fait un usage immodéré : tout ce que je sais, tout ce que j’ai appris, c’est très peu de spectacles de théâtre et énormément de films. J’ai choisi le théâtre parce qu’il était à portée de la main. Je n’ai pas eu envie de jouer, mais de faire des spectacles. En troisième, au lycée Montaigne, je voyais arriver les affiches du groupe de théâtre amateur de Louis-le-Grand et je me disais “J’irai les voir quand j’y serai.” En seconde, personne ne voulait de moi car j’étais très introverti, et faire du théâtre est devenu une thérapie incroyable. Je n’étais même pas mauvais élève, tout m’intéressait, mais j’étais seul, j’avais des problèmes de relations, pas d’amis, je me renfermais en moi. Et quand j’ai commencé à faire du théâtre, je me suis senti un autre homme, un autre jeune homme. Je me suis sorti de l’ornière dans laquelle j’étais. Je suis toujours un peu deux personnes : facilement handicapé par des choses de tous les jours ou des relations avec les gens dans la vie, et pas du tout sur un plateau de théâtre ou de cinéma.
Avez-vous essayé d’être acteur à cette époque ?
Oui, on me faisait faire de la figuration. J’étais monstrueusement timide, donc pas facile. J’ai gravi les échelons : des figurations avec un mot, puis deux, puis un jour on m’a donné le rôle d’un vieillard. En jouant un vieillard quand on a 18 ans, on apprend beaucoup : on est désinhibé parce qu’on ne se présente pas soi-même. Ce qui est toujours mon problème aujourd’hui en tant qu’acteur. Je n’aime pas la façon dont je marche, la façon dont je parle, la façon dont je me tiens. Les rôles de composition, c’est plus facile. A la fin de Louis-le-Grand, j’ai commencé ma première mise en scène, en 64 : un inédit de Victor Hugo, Une Intervention. Et là, j’ai découvert non pas que je savais faire, mais que j’avais des idées tout le temps. J’ai eu une révélation le jour où j’ai commencé à diriger des acteurs sur un plateau, je me suis dit “Mais ça change la vie !” : je savais organiser, je savais conduire et j’inventais. J’avais de l’invention alors que je n’en avais pas dans la vie.
Les études vous intéressaient ?
Oui, des études classiques, français, latin et grec. J’ai ensuite poursuivi des études germaniques, le vieil allemand du Moyen Age, la culture allemande, la philologie allemande, j’ai dû avoir deux certificats. J’ai arrêté parce j’étais surveillant au lycée pour gagner ma vie, je faisais mes études et du théâtre le soir. Et j’ai toujours nourri le théâtre avec le cinéma : j’avais une religion pour les vieux films.
Y a-t-il eu des uvres charnières ?
Les films de Lang, M le Maudit que j’ai dû voir vingt-deux fois. Eisenstein, Welles, Citizen Kane. Ce que raconte Welles sur le théâtre est magnifique, il connaît très bien Shakespeare ou Montaigne. J’aimais profondément l’univers de Welles, de même que M le Maudit. Un monde noir qui me correspondait.
Le travail de mise en scène était-il déjà quelque chose d’important pour vous ?
Absolument. Je connaissais par c’ur le montage et le découpage de M le Maudit. J’étais fou de Citizen Kane qui est pourtant parfois, sur le plan de la construction, difficile : les flash-back, l’ouverture du coffre avec les mémoires écrites dans le rayon de soleil, le retour à l’ex-femme dans la boîte de nuit avec la plongée par la verrière, j’étais fou de ça. Des films que je connais par c’ur. D’ailleurs, quand j’ai commencé à faire un film, j’ai mis la caméra à cette hauteur-là, comme Welles, et je demandais toujours à l’opérateur si on voyait le plafond ça ne m’intéressait que si on avait le plafond. Après, j’ai compris qu’il n’y avait pas que la contre-plongée permanente dans Welles. Paradoxalement, le théâtre que je faisais à l’époque ne ressemblait pas tout à fait à ça. J’ai l’impression que ça a mis très longtemps à se rejoindre. Au début, mes spectacles ressemblaient à du Brecht mal digéré. Quand on imite ou quand on copie, on ne copie pas toujours l’âme des choses mais l’extérieur, l’apparence : les décors, les lumières, la patine des costumes. J’étais tombé dans Mère Courage et je n’en sortais plus. Il y a eu un spectacle vers 67, Les Soldats de Jacob Lenz, qu’on a joué assez longtemps et là, j’ai commencé à découvrir qu’il y avait des lignes conductrices qui sortaient de moi, auxquelles il fallait peut-être que j’obéisse. Je ne peux pas dire quelles sont ces lignes conductrices j’ai laissé aux autres le soin de décider ce que l’on voit dans mes spectacles. Ce sont des choses très secrètes, de soi, le ciment avec lequel on construit les spectacles qui fait que, parfois, on est le premier étonné du résultat. Un intérêt pour un certain type de solitude, de malheur ou de difficulté. C’était à l’époque une très grande attention à l’adolescence une chose qui m’est restée longtemps, mes spectacles parlaient souvent de ça. L’Homme blessé aussi. Je crois que j’en suis un petit peu sorti maintenant, il est temps comme un peintre qui, chaque fois qu’il prend le pinceau, voit toujours apparaître la même couleur. Le début de L’Homme blessé, c’est la douleur atroce de l’adolescence. J’ai l’impression qu’à chaque fois je vais enfin aborder des rivages que je n’ai jamais connus et puis, manque de pot, c’est toujours les mêmes. Il y a un malentendu parce qu’on est toujours surpris soi-même par ce qu’on fait : on contrôle la fabrication, mais pas le sens. Je vois bien ce que véhiculeDans la solitude des champs de coton, ce que j’y ai mis. Quant à savoir ce que ça raconte aux gens…
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