De 1981 à 1994, Dominique Cabrera tourne six documentaires en banlieue. La mémoire des lieux se mêle à la vie de ceux et celles qui y ont vécu.
“Ça dépanne”, confie-t-elle regard caméra, en parlant de son nouveau travail de femme de ménage. Cette voix tremblotante est celle de Réjane, une quadra au visage émacié, qui depuis quelques mois parcourt, balais en main et gants roses vissés aux poignets, les couloirs labyrinthiques d’une immense tour du quartier du Val Fourré, à Mantes-la-Jolie. Pendant une quinzaine de minutes, nous la suivons dans sa ronde.
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Parfois, elle s’arrête un temps et raconte avec pudeur des bribes de sa vie : de ses douloureuses jeunes années à son premier enfant. Quand elle apparaît à l’écran avec son air timide, on est presque gêné par sa présence maladroite dans le cadre, puis au fil de ses pérégrinations et des histoires racontées, son visage devient tendre et sa silhouette familière.
Théâtre du réel et tours détruites
“J’ignorais qu’une femme de ménage d’une tour HLM pouvait, par la tendresse du regard posé sur elle, devenir un personnage de cinéma”, écrit la cinéaste Alice Diop, lauréate du César du meilleur court métrage, dans le livret qui accompagne l’édition du coffret DVD des premiers documentaires de Dominique Cabrera. Il y a plus de trente ans, cette jeune étudiante de l’Idhec (aujourd’hui la Fémis), fraîchement débarquée de son Algérie natale, s’immergeait avec sa caméra dans les grands ensembles.
Entre 1981 et 1994, la cinéaste réalise six films autour de la banlieue et de ses habitants, et fait de ces lieux quasi absents des écrans à l’époque les personnages principaux de ses films, comme ce petit bureau de poste (Une poste à la Courneuve, 1994), sorte de théâtre du réel où les employés sont confrontés chaque jour à la précarité.
Dans Chronique d’une banlieue ordinaire (1992), la cinéaste capture la mémoire d’un lieu, celui du quartier du Val Fourré où quatre tours vont être détruites. Elle convie alors d’anciens locataires, ayant occupé les lieux de 1966 à 1986, à retourner sur ce qui fut un temps leur appartement.
Un álbum de famille sans images réactivé par la parole
Face caméra, chacun d’eux prend la parole et raconte sa vie passée entre ces murs. Dans ces grands couloirs déserts, ces pièces nues, les habitants rejouent leur propre histoire. “Par là, c’était ma chambre à coucher ; j’avais 20 ans, c’est pas un âge qu’on oublie facilement (…). Là, c’était la salle à manger. Là, j’avais un salon arabe”, raconte avec nostalgie une femme enjouée accompagnée de sa fille. “Là, il y avait le sapin de Noël”, se souvient cet homme mélancolique, cherchant sous les couches de papier peint de son ancien salon le vieux dessin griffonné par sa fille.
Chacun égraine une sorte d’album de famille sans images, et réactive par la parole les souvenirs d’une autre époque. En glanant cette parole intime, Dominique Cabrera conte l’histoire collective de la banlieue française et immortalise, avec douceur et empathie, la fin d’un monde et d’une utopie, celle “du bonheur pour tout le monde, un bonheur collectif”, comme le dit un ancien locataire. Malgré le temps qui nous sépare de ces images, on ne peut s’empêcher de voir dans ces portraits humanistes, et dans l’auscultation de ces lieux de ségrégation sociale, de fortes résonances avec notre présent.
Il était une fois la banlieue : J’ai droit à la parole, Un balcon au Val Fourré, Réjane dans la tour, Rêves de ville, Chronique d’une banlieue ordinaire, Une poste à la Courneuve, six films de Dominique Cabrera (coffret 1 DVD + livret), Documentaire sur grand écran, Collections particulières, 25 €
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