Technique la plus à même de porter un regard autre, la peinture figurative est absente des grands rendez-vous artistiques. Elle existe pourtant bel et bien : visite des expos d’Alice Neel et Xinyi Cheng.
A en croire les deux événements artistiques majeurs de l’été, la Biennale de Venise et la Documenta à Athènes, la performance est le médium artistique qui répondrait le mieux à notre époque troublée, garantissant une expérience collective qui échappe (ou en donne l’illusion) à l’appétit vorace du marché.
En revanche, un médium manquait à l’appel : la peinture. Flagrante, son exclusion apparaissait pourtant artificielle, loin de refléter la santé insolente et le regain d’intérêt dont elle est actuellement l’objet. Certes, le “formalisme zombie”, ces peintures abstraites produites à la chaîne venant peupler les cimaises comme les rejetons exsangues du modernisme occidental, apparaît bel et bien dépassé face au besoin d’engagement et de prise de position qu’exige plus que jamais le réel mutant des artistes.
Mais l’observation empirique et précise de son environnement, l’élaboration de fictions intimes et le déplacement de la perception de la vie moderne passe peut-être par la peinture plus que par toute autre technique – la peinture, plus qu’un médium, reflétant avant tout une qualité de regard intime.
La capture minutieuse d’un environnement
En France, deux expositions en témoignent. A Arles et à Paris, deux femmes que tout oppose, l’une américaine, née en 1900, et l’autre, chinoise, passée par New York puis Amsterdam, née en 1989, répondent chacune à leur manière à ce que peindre le présent immédiat pourrait vouloir dire. En commun, elles ont l’attention fine portée à un certain cadre géographique et social qui passe non pas par les grandes fresques historico-politiques, mais par la capture minutieuse de leur environnement proche.
A Arles, la Fondation Van Gogh consacre une imposante rétrospective à cette artiste trop rare : Alice Neel, restée confidentielle jusqu’à sa mort en 1984. Issue de la classe moyenne blanche de Pennsylvanie, elle quitte la bohème arty de Greenwich Village où elle vécut un temps, suite à un premier mariage désastreux, pour s’installer dans le Spanish Harlem à 38 ans.
Désormais sans attaches, elle continue tout simplement à peindre ce qui lui tombe sous les yeux : la population à majorité noire et hispanique de ce quartier populaire, mais aussi son cercle d’amis, qui comptait, outre ses voisins, divers activistes de gauche et le groupe de militants féministes ou pacifistes dont elle est un membre actif.
Début des années 1960, Alice Neel trouve son style
Si elle peint dès les années 1920, marquée par la tradition européenne – les expressionnistes allemands de manière générale, et quelques figures stellaires comme Van Gogh, Munch ou Cézanne –, son style ne devient celui, reconnaissable, d’Alice Neel qu’au seuil des années 1960. A savoir une patte étirée, coulante, qui enserre le sujet de contours prononcés. Et, surtout, une charge sexuelle frontale venant déconstruire l’érotisme convenu de ses congénères masculins : ici, les corps sont dénudés mais se soustraient au jeu de la mise en scène.
Maladie, grossesse, corps poilus ou dégingandés dressent le portrait brut d’un demi-siècle de vie new-yorkaise. La soixantaine bien entamée, elle commence à frayer avec la bande des jeunes loups de la Factory. Mais lorsqu’elle peint Andy Warhol en 1970, il n’est pas épargné : c’est sans fard, les yeux clos, le torse malingre constellé de cicatrices qu’il se livre à nous, avec une sincérité qu’on ne lui connaissait guère.
Xinyi Cheng, elle, se meut dans un romantisme dark, évanescent et subtilement pervers. A la galerie Balice Hertling où elle présente sa deuxième exposition solo, et la première en France, la quinzaine de tableaux de formats divers montrent une tranche d’un an de production, réalisée entre Amsterdam, où elle suit le programme du post-diplôme de la Rijksakademie, et Paris.
Comme Alice Neel, la jeune artiste chinoise peint son environnement direct. Il y a là, dans une grande constellation murale, le livreur DHL à l’accoutrement jaune et rouge, un dormeur cuvant son vin le regard embué, des transactions en cours autour d’une table, une nuque que l’on rase ou encore deux personnages saisis en train de se rapprocher – étreinte cordiale ou baiser, on ne saurait dire.
Des saynètes en apparence doucement banales
Les cadrages sont serrés, les tons bâtards violacés, terreux, jaune sale – aucune teinte naturelle, pure, primaire telle que sortie du tube –, la touche filante et élégante. Plus loin, deux scènes de genre transposent la nature morte hollandaise à l’ère des shots de tequila et des allumettes de bar. Tandis qu’en grand format, l’étrangeté contenue du quotidien bascule dans un surréel assumé : deux hommes se battent à coups de jambon.
Avec les explications de Daniele Balice, codirecteur de la galerie, chaque élément, même le plus étrange, prend sens, et se rapporte à telle ou telle scène que l’artiste a repérée, photographiée, puis remontée avec une autre.
Et en même temps, chacune de ces saynètes d’une simplicité en apparence doucement banale construit le point de vue d’une femme qui, dans un pays et un continent qui n’est pas le sien, contemple en spectateur extérieur le monde de la masculinité blanche. Son obsession pour les poils, exécutés avec une minutie de calligraphe, la violence plus ou moins contenue et l’homo-érotisme insidieux : tout converge vers la représentation des symboles occidentaux de virilité.
Dans les deux cas, chez Alice Neel comme chez Xinyi Cheng, même avec les indications biographiques ou contextuelles, le spectateur garde le sentiment d’assister à une conversation sans le son. Quelque chose échappe, qui est l’enseignement même de la peinture figurative : apprendre à accepter l’altérité, en chaussant les lunettes de quelqu’un d’autre pour contempler le monde.
Alice Neel : peintre de la vie moderne jusqu’au 17 septembre à la Fondation Vincent Van Gogh, Arles
The Hands of a Barber, They Give in de Xinyi Cheng, jusqu’au 16 juillet à la galerie Balice Hertling, Paris XXe