Ils nous racontent leurs nuits, les blanches, les noires. Entre le crépuscule et l’aurore, éclairés à la bougie ou aveuglés par les néons de la ville, ils se révèlent sous un jour nouveau et dévoilent leur part d’ombre. Cette semaine, rencontre nocturne avec l’avocat Eric Dupond-Moretti.
Au volant de sa berline, noire comme la nuit, il file vers l’ouest. Il tire sur sa clope, dit : “J’aime rouler sur l’autoroute, surtout la nuit. C’est propice à l’introspection. Avec du Ferré, c’est magique.” On l’a rejoint dans le hall d’un grand hôtel parisien, il sirotait une eau gazeuse, accoudé au bar, les traits un peu tirés. La veille, l’avocat pénaliste a accroché un nouvel acquittement – le 120e – à son palmarès. Il a fêté ça.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le lendemain, il est attendu au Mémorial de Caen, où il présidera le concours de plaidoiries annuel des élèves avocats. Le trajet nocturne est un moment de répit, de calme. Il ouvre la fenêtre pour jeter sa cendre, le vent s’engouffre dans la berline. “Prendre la route entraîne parfois un sentiment de liberté, même si c’est illusoire.” Dans le coffre de sa voiture, des dizaines de dossiers, quelques affaires de rechange, un rasoir, un déo… Il sillonne la France à longueur d’année, d’hôtel en hôtel, d’affaire en affaire – viols, meurtres, braquages… Il lance : ”Je ne vais pas me plaindre. Je suis le routier le mieux payé de France.”
“Acquittator”
Eric Dupond-Moretti est un avocat très sollicité. Par les médias qui apprécient la liberté de ton de celui qu’ils ont surnommé “Acquittator”. Par des clients qui misent sur sa réputation de plaideur hors pair et achètent, à prix d’or, un créneau sur son agenda surbooké. On lui demande combien il gagne. Il hésite puis botte en touche : “Non, l’argent, je ne dis pas. Ça ne concerne que moi, ma famille et mon inspecteur des impôts.” On n’échappera pas à : “Certains pourraient crier au scandale mais c’est sans comparaison avec ce que gagnent les footballeurs.” Footballeurs, qui, précise-t-il, ont parfois été ses clients, et l’ont payé à hauteur de leurs extravagants salaires.
Il réfléchit, ajoute : “L’argent, c’est un signe de réussite sociale, de notoriété, pas forcément de compétence. Il y a des avocats médiatiques, sollicités, onéreux qui sont des daubes. Et d’excellents avocats qui font le choix de défendre les modestes.” Et lui ?
“Je choisis mes affaires en fonction de leur intérêt, de mon agenda, et, oui, du fric. Ma règle c’est : tout le monde paye, sauf quand j’ai décidé que le mec ne paierait pas. Ça m’arrive encore de défendre quelqu’un pour rien. C’est ma façon d’acheter, à peu de frais, ma place au paradis.”
Eric Dupond-Moretti gagne certes beaucoup d’argent, mais c’est à peine s’il trouve le temps de le dépenser. C’est un bosseur compulsif : “J’ai un rapport boulimique à mon travail. » Ah si, il s’est récemment offert une “jolie voiture ». Quelle marque ? Il répète : « Une jolie voiture. »
« Le vin, comme la nuit, révèle les êtres »
Lorsqu’il ne plaide pas, il chasse. “Ça me lave la tête. Je vois mes copains paysans, on parle des vraies choses, du rythme de la nature, du blé qui pousse. Mon métier m’amène à côtoyer l’horreur, la violence, l’inhumanité. J’ai besoin de moments de solitude. Il faut se protéger.” Alors il bat la campagne, avec ses chiens et ses faucons, rapaces diurnes qu’il préfère aux oiseaux de nuit. Plus jeune, pour payer ses études, il a travaillé dans des discothèques – l’avocat n’y mettra plus les pieds : “C’est un monde de frime. Il n’y a rien de vrai là-dedans. Ce sont des promesses de nuit qui ne voient jamais le jour.”
Le bon vivant préfère les grandes tablées bavardes à la musique assourdissante des clubs. C’est un homme de mots. Il aime la conversation, la bonne bouffe (“ouais j’aime bien la gamelle”), le bon vin. Il dit : “Le vin, comme la nuit, révèle les êtres. Il faudrait recommander de boire avec excès plutôt qu’avec avec modération. L’alcool libère les langues et les esprits, révèle les âmes généreuses et les natures ombrageuses. Et les cons aussi.” In vino veritas ? Pourrait-on imaginer un procès, où pour mieux faire jaillir la vérité, tout le monde serait cuit ? Il sourit : “Et pourquoi pas ?”
En attendant, il trinque avec ses amis. Il n’en a pas beaucoup : “Cinq ou six. Mais ce sont des gens que j’aime profondément.” Presque tous avocats :
“La plupart des avocats sont des mecs marrants, irrévérencieux, insolents, un peu anars. Une tablée d’avocats, c’est un joyeux bordel : on déconne, on picole, on refait le monde.” Et tacle : “Cinq avocats se marrent mieux que cinq juges.”
Le ring
Parmi ses proches, on compte aussi une poignée de journalistes, mais peu d’anciens clients.
“Le médecin n’a pas de raisons de revoir son patient une fois qu’il l’a guéri. C’est pareil pour moi : je rentre dans la vie de mes clients parce qu’ils m’ont choisi professionnellement, j’essaye de remettre les choses en état, de défendre leur vérité, puis je pars comme je suis venu. J’aime cette idée : rentrer dans la vie d’un type, lui rendre sa liberté, puis partir parce que tu n’as rien à y faire, dans sa liberté. C’est tellement beau.”
Ça ne se passe pas toujours comme ça. Eric-Dupond Moretti, 52 ans dont trente à plaider, n’a pas gagné toutes ses affaires, loin de là : “Acquittator c’est gentil, mais j’ai pris plus de tôles que de bons résultats.” Terribles sont les soirs où le couperet tombe, où le verdict est défavorable, où le client qu’il a défendu se voit condamné :
“Un type qui prend vingt ans, s’il en mérite dix, c’est insupportable. Tu remontes dans ta bagnole et tu n’as qu’une envie c’est de fuir tout ça. Tu pues la rage, c’est affreux.”
S’il dort peu de manière générale – six ou sept heures par nuit – les veilles de plaidoirie, c’est l’insomnie qui l’attrape : “Je me réveille, je tourne dans mon lit. Le lendemain je suis défoncé. Mais dès que je commence à plaider, l’adrénaline est si forte que j’oublie la fatigue. Et à la fin, je tombe. KO. Comme un boxeur.” Il vit ses plaidoiries comme des performances physiques, intenses et éprouvantes. “Il y a un acteur dans chaque avocat. C’est par le prisme de ce que l’on est, de notre histoire, que l’on va chercher de l’émotion. Mais nous, on ne peut pas refaire la prise. Et surtout, au cinéma, personne ne joue sa peau : la différence est abyssale.”
Ni Dieu, ni maître
On s’enfonce dans la nuit. Il dit : “La nuit, c’est aussi la terreur. Pour beaucoup d’enfants, c’est dur. Ça ressemble à la mort.” Il jette un coup d’œil au rétro : “J’ai très vite voulu sortir de l’enfance. Je n’étais pas bien heureux. J’étais complexé, trop gros, asthmatique.” Il allume une énième clope. “J’ai perdu des choses imperdables. Gagner des choses ingagnables ne compense pas.” Dans son livre, Bête noire, écrit avec Stéphane Durand-Souffland, l’avocat évoque la perte de son père – Eric Dupond-Moretti avait quatre ans. Page 192 : “Hervé Temime soutient que nombre de pénalistes ont pour particularité d’avoir été, très jeunes, orphelins de père […]. Les vrais avocats pénalistes ne reconnaissent ni Dieu, ni maître, ils ne rendent de comptes à personne – leur père n’a pas eu le temps de leur apprendre.”
Il y a chez Eric Dupond-Moretti une tendance anarchiste, une dent contre la “Loi” (au moins au sens psychanalytique) qui va de pair avec son “goût immodéré pour la liberté”. Une tendresse humaniste pour les individus et une méfiance épidermique envers les groupes et les puissants. Il dit : “La justice est l’émanation du pouvoir des souverains […]. Je respecte les institutions mais je ne veux pas qu’on me fasse chier […]. Que les hommes s’arrogent le droit de juger leurs contemporains, c’est un vrai mystère.”
Eric Dupond-Moretti pense librement mais reste un homme pragmatique. Faudrait-il abandonner les prisons ? “C’est une idée séduisante mais irréalisable. Bien sûr, il faut mettre à l’écart de la société les mecs dangereux – mais l’appréhension de la dangerosité est complexe. Bien sûr, la notion de punition est nécessaire – mais seulement si elle est acceptée.”
L’avocat se dit prêt à défendre n’importe qui, coupable ou innocent : “Oui, il m’est arrivé de plaider l’innocence d’un individu alors que j’avais l’intime conviction qu’il était coupable. Le jour où je deviens le juge de celui que je défends, j’arrête le métier. Est-ce qu’un médecin peut refuser de soigner une cirrhose à un alcoolique ?” Il rappelle que c’est au procureur de rapporter la preuve de la culpabilité. Il cite L’Ecole de la poésie de Léo Ferré : “N’oubliez jamais que ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres. Les plus beaux chants sont des chants de revendication.”
Il dit : “L’avocat va chercher tout ce qui peut expliquer, justifier un comportement asocial […]. C’est difficile de juger un mec dont la vie est tout ce qui te dégoûte.” Eric Dupond-Moretti ne pratique aucune religion. Ses années passées dans un cours privé catholique l’en ont dissuadé. Mais il confesse :
“Je crois à une force supérieure. Dans la Bible, il y a des choses qui me parlent. Que deux criminels aient côtoyé le Christ, ça me touche. Qu’une prostituée lave ses pieds, ça a de la gueule.”
La robe noire
La berline trace toujours vers l’ouest, à la traîne du soleil depuis longtemps évanoui. Il dit : “La nuit c’est sans fond.” Il parle bien, Eric Dupond-Moretti. Parmi les figures qui ont marqué son enfance, il y a sa grand-mère : “Une femme extraordinaire, ouvrière, communiste, qui fumait comme un pompier, qui a caché deux Juifs pendant la guerre, qui a sauté en parachute… Et qui était une cruciverbiste de haute-volée.” Les grilles de mots croisés qu’ils remplissaient ensemble, avec le dico à portée de main, lui ont donné le goût de la langue et ont façonné son talent d’orateur.
Pourtant, étonnamment, il n’aime pas lire. “J’ai un infini regret de ne pas faire cet effort. Je sais le parti qu’on peut tirer de la lecture, mais je préfère passer du temps avec mes faucons.” Il a découvert récemment l’opéra : Nabucco de Verdi et Norma de Bellini. Il glisse, ému : “C’était époustouflant, éblouissant.” Il y a chez lui une fragilité qui affleure parfois dans la voix, qui s’adoucit lorsqu’il s’attendrit. Il chante bien, paraît-il.
Eric Dupond-Moretti, fils unique, a été élevé par une mère d’origine italienne, qu’il adore. Aujourd’hui à la retraite, elle a gagné sa vie comme femme de ménage. Il raconte : “A la maison, ce n’était pas Zola, on mangeait bien. Mais ce n’était pas l’opulence non plus. Tout bourgeois que je suis devenu, je n’ai pas oublié d’où je viens. Ma mère n’a pas bossé pour rien. Elle est fière. Evidemment, elle a vécu à travers mon parcours une forme de revanche sociale. Le sentiment de classe, c’est douloureux.”
Lui aussi est fier : “Je ne suis pas modeste, c’est une certitude.” Mais il confie : “Quand j’enlève ma robe noire, mon costume d’avocat, je ne suis pas sûr de moi. Pas du tout sûr de moi.” On arrive à Caen, il est minuit, il pleut. Il écoute son répondeur pour retrouver l’adresse de son hôtel. Il a reçu de nombreux messages : des journalistes qui veulent l’interviewer, des collègues, des clients potentiels… Maître Dupond-Moretti est très sollicité. Mais là, tout de suite, il veut dormir. D’un sommeil de plomb, avec la nuit pour seule robe noire – immense et magnifique, trop ample peut-être, peu rassurante.
{"type":"Banniere-Basse"}