Lennon, les Stones ou Nixon… La photographe a documenté pour le magazine américain Rolling Stone l’intense décennie 1970. Déambulation en sa compagnie au cœur de son expo à la Fondation Luma, qui vient d’acquérir ses archives.
“Ça vous dit de marcher ?” Il est 7 h 30 du matin et Annie Leibovitz pète la forme. Chaussée d’une paire de Salomon montantes noires du plus bel effet, la Californienne semble avaler les cinq pièces et quelque mille mètres carrés de l’exposition qui lui est consacrée jusqu’à fin septembre à la Fondation Luma, à Arles. Intitulée Annie Leibovitz The Early Years: 1970-1983. Archive Project #1, elle regroupe des centaines de clichés et inaugure en grande pompe le programme d’archives vivantes de la fondation.
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Approchée depuis 2010, Leibovitz est en effet la première à se prêter à ce pari un peu fou lancé par la patronne de Luma, la milliardaire suisse Maja Hoffmann : acquérir les archives visuelles de photographes encore en activité, les réinterpréter sous forme d’expositions ou les offrir à la consultation du public. Bâtie à la place d’anciens ateliers de la SNCF, la fondation, dont le joyau est la tour monumentale, encore en construction et aux 11 000 briques en acier martelées et réfléchissantes, conçue par l’architecte star Frank Gehry, accueillera également les locaux des éditions Actes Sud et l’Ecole de photographie d’Arles.
“Je sais que je vais continuer à être étudiée, que mon travail sera montré”
Quelques semaines avant l’ouverture des Rencontres d’Arles, Leibovitz expose pour l’heure et pour tout l’été dans la Grande Halle. Quelle sensation procure le fait d’être archivée de son vivant ? “Un grand soulagement, explique-t-elle, en s’arrêtant un instant. Je sais que je vais continuer à être étudiée, que mon travail sera montré. J’arrive au bout de ma soixantaine. J’ai pensé que c’était le moment opportun pour moi de m’occuper de mes archives et de leur transmission, précise Leibovitz tout en continuant sa déambulation. J’ai trouvé également l’idée d’Hoffmann – faire appel à un artiste vivant – totalement visionnaire” – et sûrement très rémunératrice, même si le montant de la transaction est resté secret.
Annie Leibovitz, qui conserve le copyright, a confié tous ses clichés, tous ses cahiers de travail. Chaque photo prise par l’Américaine rejoindra désormais directement les archives de la fondation. Parmi les huit mille déjà acquises, Leibovitz en a sélectionné plusieurs centaines pour retracer la décennie 1970, qui l’a vue naître en tant que photographe. Une exposition au gigantisme assumé – “it was meant to be big”, assure-t-elle. Chaque pièce retrace une ou plusieurs années par le biais de dizaines de clichés en petit format et en majorité noir et blanc, qui semblent comme épinglés sur les murs d’un studio. On y plonge comme dans un film, avec la sensation d’y voir la vie se dérouler sous nos yeux.
“Faire de la photo a été pour moi comme faire partie d’une communauté”
Cela débute à la fin des années 60, alors que la jeune Annie est encore élève au San Francisco Art Institute. Elle y étudie la peinture mais se dirige rapidement vers la photographie, qu’elle a apprise en cours du soir. “La peinture était une activité trop solitaire, se souvient-elle. Faire de la photo a été pour moi comme faire partie d’une communauté.” Ses maîtres d’alors s’appellent Henri Cartier-Bresson, Robert Frank ou encore Jacques Henri Lartigue.
Suivant leur exemple, la jeune femme shoote ses proches et le monde qui l’entoure au 35 mm. Son petit copain de l’époque la présente à de jeunes hippies de San Francisco qui viennent de fonder un magazine d’un nouveau genre, à mi-chemin entre politique et musique : Rolling Stone. “Je n’étais pas super enthousiaste en y allant, mais ils m’ont engagée. Je pense que je ne coûtais pas cher”, se souvient-elle, amusée.
“La Maison Blanche nous craignait un peu”
Pour le compte du magazine américain, Leibovitz va capturer les années 1970, immortalisant aussi bien les idoles que les mouvements politiques et sociaux, sa vie quotidienne, communautaire, sa famille ou le lent glissement dans l’ère de l’entertainment. “Les Etats-Unis étaient perdus à cette époque et cherchaient vraiment un guide vers lequel se tourner. J’ai suivi Alice Cooper en tournée et j’ai vu que la musique se transformait en gros spectacle. Cela ne me plaisait pas.”
A l’époque, la photographe ne vit que pour son travail. Elle rentre peu chez elle, vit sur les routes et dort quasiment avec son appareil, dans l’attente de sa prochaine mission. Qui pouvait être de foncer photographier Tennessee Williams chez lui, en peignoir devant sa porte d’entrée, ou de suivre aux côtés de Hunter S. Thompson la campagne présidentielle de Richard Nixon en 1972. “La Maison Blanche nous craignait un peu, se souvient-elle. Mais elle nous laissait entrer et travailler.”
Elle s’arrête devant un autre cliché, de 1974 cette fois, lorsque l’hélicoptère de Nixon, qui vient tout juste de démissionner, s’envole et quitte la Maison Blanche. “Il y avait ce jour-là de grands photographes. Tous voulaient le cliché du départ de Nixon. J’étais novice, je ne pouvais pas entrer en compétition avec eux. J’ai attendu, je suis restée quelques instants de plus et j’ai shooté. C’est celle qu’on a publiée. Aujourd’hui, tu vois ça tous les jours, la photo décalée, ou la photo d’après. C’est entré dans le langage photographique. Mais à cette époque, c’était encore étonnant. Il existait encore des images à l’extérieur de l’image. Cette époque, c’est vraiment celle ou j’ai appris à être photographe, à regarder.”
Les Rolling Stones, « un défi photographique”
Dans la salle suivante, on l’arrête devant ses photos des Stones, qu’elle suivit dans vingt-sept villes américaines en 1975, à la demande de Jagger. Mick dieu vivant en train de se livrer à un de ses célèbres sauts sur scène. Keith plus taciturne dans les loges. “Robert Frank les avait déjà suivis, c’était un défi photographique pour moi, je voulais voir ce que je serais capable de faire. Je me suis jetée dans ce travail. J’étais jeune et j’ai été stupide de faire corps avec cette bande de crétins.
En le photographiant, je suis presque tombée amoureuse de Jagger. Il y a un peu d’autodérision pour moi à montrer ces images. Elles disent : voilà ce que je faisais en tant que jeune photographe, petite idiote.” On continue la visite. On croise Joan Didion et son mari dans leur canapé à Malibu, Schwarzenegger tout jeune Mister Univers, colossal de dos, Jimmy Carter qui remporte les élections.
“Je n’avais pas envie qu’on me connaisse comme une photographe rock. Je suis une photographe avant tout”
En 1977, Rolling Stone s’installe à New York. Le magazine, qui grossit, assume une direction plus commerciale. Leibovitz part en tournée avec Patti Smith, qu’elle capture entourée de bidons d’essence en feu, dans un cliché qui préfigure le style qu’elle adoptera à partir des années 1980 : une photographie plus posée et mise en scène, qui doit plus à Richard Avedon qu’à Robert Frank et tourne le dos au photojournalisme. “Je n’avais jamais fait de portrait posé avant Patti, se souvient-elle. Je suivais les gens et je les prenais à la volée.” En 1983, Annie Leibovitz quitte le magazine qui l’a vue débuter.
Dans la dernière salle, elle s’arrête devant son dernier travail pour Rolling Stone : un reportage sur la guerre du Liban. “J’ai tenu à faire figurer ces photos parce que je vois beaucoup de similitudes avec la situation des réfugiés aujourd’hui”, dit-elle. Sur le mur adjacent sont exposées les premières photos que Leibovitz shoote pour son nouvel employeur, Vanity Fair, qui met à sa disposition studios, lumières, assistants, gros budgets. Le danseur Mikhaïl Barychnikov, Whoopi Goldberg plongée dans un bain de lait… “J’ai eu besoin de ce moment de bascule. Je n’avais pas envie qu’on me connaisse comme une photographe rock. Je suis une photographe avant tout. A partir de ce moment, disons que le journalisme est entré dans l’image. Derrière toute bonne photo, je pense qu’il y a un récit.”
“John Lennon était charmant”
Alors qu’elle nous raccompagne, on s’immobilise devant une photo de John et Yoko. Pas la célébrissime prise quelques heures avant l’assassinat de Lennon exposée dans une autre salle, qui montre John enlaçant Yoko dans un lit, dans une posture d’une grande douceur. Non, une photo du milieu des années 1970 où Lennon pose en total look jeans et Converse, les pieds sur une chaise, détendu et souriant.
“Yoko m’a avoué des années plus tard qu’elle avait été étonnée que John fasse appel à moi la première fois qu’on a bossé ensemble pendant les années 1970. J’avais tout juste 19 ans. John était charmant. C’est vraiment ce que j’attends de gens que je photographie : qu’ils te traitent bien. Quand tu as affaire à un connard que tu dois suivre toute la journée…” On lui demande si elle en a rencontré beaucoup. Elle s’exclame : “Oh, mon Dieu oui !”
Annie Leibovitz The Early Years: 1970-1983. Archive Project #1 jusqu’au 24 septembre à la Fondation Luma, Arles
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