Un gros navet, un bon Larry Clark, un film italien entre Mediapart et Groland et une fête digne d’ »Eyes Wide Shut »: troisième jour à la Mostra de Venise, par Serge Kaganski.
Spécimens
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Il existe un spécimen de film très populaire en festival – surtout à Berlin, mais désormais, hélas, aussi à Venise : l’équation grand sujet, nobles intentions, gros navet. Après le médiocre Loin des hommes d’hier, une purge bien pire nous guettait ce dimanche matin : The Cut, de Fatih Akin. Pour raconter le génocide arménien, ce qui ne manque pas de panache pour ce cinéaste allemand d’origine turque, Akin appuie (c’est le mot) sur tous les mauvais boutons : souci de l’image ripolinée, sentiments surjoués, scènes obligées, invraisemblances scénaristiques, musique surlignant tout au cas où ne comprendrait pas qui sont les bons et les méchants pourtant dessinés au gros feutre… On dirait du mauvais cinéma des années cinquante.
Dès la première séquence, quand les Arméniens parlent anglais (alors que les Turcs s’expriment en… turc, allez comprendre), on sait que le film est mort. Et que la compète s’enlise. Heureusement, pour nous remettre, on enchainait avec Belluscone, Una storia siciliana, de Franco Maresco, présenté dans la section Orizzonti (équivalent de la Quinzaine). Désormais séparé de son compère Cipri, le trublion du ciné italien nous a bien vengé de la croûte de Fatih Akin, avec son humour, son mauvais esprit et son ironie mordante.
Le film raconte les liens anciens entre Berlusconi et la mafia sicilienne et pour s’en faire une idée exacte, il faut imaginer un croisement entre Mediapart et Groland. Un éminent critique français a pourtant quitté le film au bout d’une demi-heure, me murmurant à l’oreille « pour l’analyse de la politique italienne au cinéma, je préfère de loin Francesco Rosi ». Non, je ne dirai pas son nom, mais il a tort : toujours à la limite de ployer sous son énergie, sa tchatche et sa drôlerie débordantes, Belluscone est un film revigorant, flippant et salvateur. Et Maresco est un spécimen unique en son genre. L’éminent critique m’a aussi fait part de son enthousiasme pour Retour à Ithaque de Laurent Cantet, présenté par les Giornate degli auteuri (Un certain regard version vénitienne). J’aime bien aussi ce mix franco-cubain de La Terrasse, Les copains d’abord et Marie Octobre, mais avec plus de réserve. Bien écrit et bien joué, le film décrit cinquante ans d’histoire cubaine à travers quelques personnages, comme Entre les murs sondait la France bien au-delà d’une salle de classe. Mais le dispositif de la bande de quinquas qui fait son bilan existentiel et règle quelques comptes est tellement éculé qu’il en devient un peu ingrat.
Le film du jour
Si j’en crois le sondage express effectué auprès de deux ou trois confrères français, je suis le seul à aimer The Smell of Us de Larry Clark, présenté aux Giornate degli auteuri. Ils me disent grosso modo, « c’est en roue libre, y a pas de scénar, on ne comprend pas la sociologie de ces jeunes Parisiens ». Je rétorque : hormis le fait que le film est tourné à Paris avec des comédiens français, The Smell of Us est du Larry Clark chimiquement pur que l’on pourrait résumer par youth&sex&drugs&rock’n’roll.
Clark ne fait pas un cinéma sociologique mais existentiel et sensualiste : jeune ou vieux, fille ou garçon, hétéro ou homo, à Paris ou à Tulsa, l’énergie et le mal-être sont les mêmes. Les jeunes Parisiens qu’il filme glandent, font du skate, baisent, se prostituent, c’est sûr que c’est un sujet moins sérieux ou moral que la guerre d’Algérie ou le massacre des Arméniens, mais The Smell of Us est tellement plus vibrant et talentueux que Loin des hommes ou The Cut.
Clark possède toujours la même puissance pour filmer des jeunes gens, des états, des sensations, érotiser ses plans (ce n’est pas qu’une question de nudité, mais aussi de cadrage, de grain d’image, de mise en sons…). En filmant le temps qui passe, les jeux, le sexe, la fatigue, la lassitude, le détachement, les corps, les visages d’angelots, la glissante chorégraphie des skate, il saisit une jeunesse belle, triste, poétique, mystérieuse, sombre, vivace, sauvage, suicidaire… C’est sûr, y a pas beaucoup de scénar, ni de bonne morale, dans The Smell of Us, mais le film évoque Genet, Fassbinder, Garrel, Pasolini… Lequel Pasolini est attendu dans les valises de Ferrara. Clark, Ferrara… heureusement que les irréductibles du ciné US viennent un peu secouer le cocotier de la Mostra.
Sinon
Ça y est, je me suis rendu à une fête, une vraie. Une teuf étonnante à tous points de vue. D’abord parce que les organisateurs étaient Unifrance et Variety. Hein ? L’institution publique française et la bible du showbiz ricain ? La carpe et le lapin ? Oui. Quelle position sur l’exception culturelle fallait-il tenir sans froisser personne ? Espérons que c’est Variety qui réglait l’addition, qui devait représenter quelque chose comme le budget annuel du ministère de la Culture selon nos estimations bourrées. Oui, parce que je l’ai pas encore dit, mais la sauterie avait lieu au Saint Regis San Clemente, un palace gigantesque et somptueux comme sorti du Gatsby de Baz Luhrman, édifié à la place d’un ancien asile de fous filmé en son temps par Raymond Depardon : de vastes jardins, des enfilades de petits salons, des couloirs de 20 m de large et 2 km de long… Il y avait aussi un côté Shining, ou Eyes Wide Shut. Quel invité allait être sacrifié ? Les fantômes des fous de l’ex-asile allaient-ils surgir sanguinolents des ascenseurs, ou ramper sous les moquettes ? Brrr… Là-dessus, un orage d’une extrême violence s’abat sur la lagune, donnant à San Clemente des airs de Shutter Island. Adieu la garden party et la promenade autour de l’île, tout le monde bloqué à l’intérieur. J’ai tenu bon grâce à la mousse au chocolat, au prosecco, à un bouquet de bimbos et aux facéties des producteurs de Larry Clark. Le retour fut épique : pas tant le bateau que le kilomètre en vélo de la station de vaporetto à l’hôtel, sous les bourrasques. Venise serait-il en train de couler définitivement ?
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