Longtemps considérée comme l’émission-vitrine du service public, “Ce soir (ou jamais !)” alimente aujourd’hui la polémique. Toutes les idées y sont représentées, mais certains reprochent à son animateur, Frédéric Taddeï d’inviter trop souvent des personnalités sulfureuses, au risque de dramatiser à l’excès le débat intellectuel.
Le 10 janvier, sur un vieil air de saxo et sous une lumière rose tamisée, l’émission Ce soir (ou jamais !) débat de l’affaire Dieudonné. Au bout d’une heure, Frédéric Taddeï annonce un invité de « dernière minute ». « Comme il a été taxé de cerveau malade, je vais le recevoir à part », prévient l’animateur. Durant sept minutes, près d’une table de maquillage, Taddeï interroge le sulfureux Marc-Edouard Nabe – parrain de son fils – sur un livre de 1 400 pages à propos de ses anciens compagnons de route, Soral et Dieudonné, qu’il s’apprête à publier. « C’est une technique de guérilla digne de Lawrence d’Arabie ! Je suis venu puis reparti en un éclair ! », s’amuse l’écrivain. Mais ce coup d’éclat passe mal sur le plateau.
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Trois invités se lèvent et envisagent de quitter l’émission. « Sur le fond, Marc-Edouard Nabe est venu rajouter de sévères attaques contre Dieudonné, mais je n’ai pas apprécié la méthode de Taddeï, confie le président de la Licra, Alain Jakubowicz. C’était comme si, lors d’un dîner, le maître de maison vous quittait pour aller manger ailleurs. » En régie, on craint le pire.
« On s’est dit ‘merde, il se passe quelque chose de bizarre’, on a eu peur que ça parte en vrille », raconte un technicien. Lorsque Frédéric Taddeï revient sur le plateau, l’écrivaine Emilie Frèche lui reproche immédiatement d’avoir donné une « tribune à quelqu’un dont les textes sont antisémites ». Ce n’est pas la première fois qu’une polémique éclate suite à une interview en aparté. Lors du déclenchement de la guerre en Libye en 2011, l’ancien président de Médecins sans frontières Rony Brauman s’était plaint de ne pas avoir pu parler à Bernard-Henri Lévy. Mais cette fois-ci, le climat politique est beaucoup plus tendu.
Après avoir rendu l’antenne, Emilie Frèche va remercier Taddeï de son invitation. Visiblement affecté, l’animateur lui répond : « Moi, je ne vous remercie pas. Si lundi, j’ai un coup de fil de France Télévisions et que mon émission est sucrée, je saurai pourquoi. » Avec vingt années de télévision au compteur, Frédéric Taddeï a trop d’expérience pour ignorer la controverse qui va suivre. Dans les loges, Alain Jakubowicz tente de le réconforter. Le patron de la Licra sort son téléphone de sa poche et tweete un message de soutien. Mais 140 signes ne suffiront pas. Sur le web, les réactions indignées se multiplient. Sur Canal+, l’essayiste et journaliste Caroline Fourest va plus loin et attaque l’émission à la gorge : « Les gens que l’on met sur le plateau comme de simples experts sont en fait des paranoïaques conspirationnistes qui ont eu des écrits haineux et racistes, mais ce n’est jamais dit. »
Si cette critique relève d’une généralisation abusive, elle intervient dans un contexte où l’avenir de l’émission fait débat.
>> A lire aussi : Les contre-vérités de Caroline Fourest sur Frédéric Taddeï
« Durant des années, il n’y a jamais eu aucune polémique »
L’affaire Nabe ferait presque oublier que Ce soir (ou jamais !) a longtemps été l’émission-vitrine du service public. « Jamais aucun programme de France Télévisions n’a eu une presse aussi élogieuse que Ce soir (ou jamais !), tient à rappeler Taddeï. Durant des années, il n’y a jamais eu aucune polémique. » Lancée en 2006, l’émission porte dès sa naissance les espoirs « culturels » du nouveau pdg de France Télévisions, Patrick de Carolis. Plus qu’une émission, elle doit être une « révolution » et l’emblème d’un changement de cap éditorial. « Jamais le monde du savoir, de la connaissance, des arts et du patrimoine n’aura eu une telle place sur nos antennes », promet-il, grandiloquent, lors d’une conférence de presse. Chargée de la mettre en œuvre, la productrice de l’émission Rachel Kahn milite pour un programme « impertinent, polémique et sans promo ». Dès le mois de décembre 2005, elle mobilise les services généraux de France Télévisions pour créer « une émission culturelle non institutionnelle qui diffère de ce que pouvaient faire Guillaume Durand, Franz-Olivier Giesbert ou Patrick Poivre d’Arvor ».
Pour animer cette quotidienne culturelle sur France 3, du lundi au jeudi, en seconde partie de soirée, plusieurs noms sont avancés. La direction de la chaîne pousse les candidatures de Claude Sérillon, Paul Amar, ou bien encore Frédéric Mitterrand : rien que du très ronronnant. Rachel Kahn milite pour un choix plus iconoclaste : Frédéric Taddeï. « Je n’avais vu qu’une mauvaise photo de lui sur le web où il semblait tout droit sorti d’une beuverie, confie-t-elle avec le sourire. Mais je l’avais entendu sur Europe 1 et je savais qu’il était capable d’interviewer n’importe qui de manière originale. » Dès cette époque, l’évocation de son nom suffit à déclencher une levée de boucliers. Frédéric Taddeï traîne une réputation de clubbeur insomniaque depuis qu’il présente Paris dernière, et d’homme sulfureux depuis qu’il côtoie Marc-Edouard Nabe. Mais Rachel Kahn s’obstine et emporte la décision.
« Ça me plaisait que l’actualité soit vue à travers le prisme de la culture, confie Frédéric Taddeï. Après tout, que savons-nous aujourd’hui de la crise de 1929 ? Pas ce qu’en ont dit les journalistes à l’époque ni même les économistes, à part Keynes et Galbraith, mais ce qu’en ont montré de grands cinéastes comme Chaplin, Ford ou bien encore Capra. »
Le feuilleton du monde moderne
Des chroniqueurs sont envisagés pour entourer le nouveau maître des lieux. Natacha Polony, Yann Moix, François-Xavier Demaison ou encore Grand Corps Malade sont proposés. Taddeï refuse et préfère animer l’émission en alternant face-à-face et débats collectifs avec des artistes ou des intellectuels. « Pourquoi avoir recours à des chroniqueurs quand on peut avoir les meilleurs spécialistes au monde ? », fait valoir l’animateur auprès de la chaîne. Chaque jour, sur un plateau digne d’un club convivial, Taddeï reçoit le monde des idées. On y revoit de grands intellectuels (Gauchet, Rosanvallon, Morin…) qui ne passaient plus à la télévision, on en découvre de « nouveaux » (Fassin, Lordon, Piketty), et l’on assiste à des débats cultes dignes de Droit de réponse, comme celui opposant Alain Finkielkraut à Alain Badiou ou bien encore Régis Debray à Henri Guaino lors de l’entre-deux tours de la dernière présidentielle. «
Tous les débats qui ont agité la société française depuis 2006 ont été dans Ce soir (ou jamais !), pavoise Taddeï. On a fait la première émission sur la dette avant même la présidentielle de 2007, la première sur la révolution tunisienne, la première sur les nanotechnologies. Cette émission, c’est le feuilleton du monde moderne. »
Malheureusement, les audiences ne dépassent que trop rarement les 10 % de parts de marché. En 2011, l’émission passe du format quotidien sur France 3 à une hebdomadaire, le vendredi soir. Depuis la rentrée, les audiences oscillent entre 500 000 et 700 000 téléspectateurs. “Nous n’avons jamais fixé d’objectifs à l’émission parce qu’ils auraient été incompatibles avec son cahier des charges : celui d’inviter des personnalités nouvelles et de renouer avec la culture”, explique Patrice Duhamel, directeur général de France Télévisions chargé des antennes et de la diversification des programmes de 2005 à 2010.
Certains, comme Thierry Ardisson, pensent au contraire que cette émission a réduit la parole des artistes à propos de leurs œuvres au profit du débat d’idées sur des questions de société. « Ce n’est pas du tout une émission culturelle, c’est du café du Commerce haut de gamme, estime l’animateur de Salut les Terriens !. Taddeï prend des philosophes pour parler de Léonarda. C’est intéressant, mais ça dédouane surtout France Télévisions de faire une véritable émission culturelle.”
Et si Ce soir (ou jamais !) incarne la télévision intelligente qui laisse le temps aux intellectuels de discuter à bâtons rompus, elle n’en demeure pas moins un programme qui se nourrit de polémiques et de confrontations verbales. La scénographie du plateau en deux rangées qui se font face pousse à cette spectacularisation du débat intellectuel. “Il y a un côté jeux du cirque et combat de gladiateurs, confirme le philosophe Bernard Stiegler. J’ai souvent servi à ça d’ailleurs.”
« Mon principe a toujours été de réunir des personnes qui ne se rencontrent pas, se défend Taddeï. D’un côté l’establishment, de l’autre les contestataires.Et dans les contestataires, je compte des ultralibéraux comme Pascal Salin, des décroissants comme Paul Ariès, des économistes anti-euro comme Alain Cotta ou bien encore des climato-sceptiques comme Vincent Courtillot que l’on ne voyait pas à la télévision. »
Big Bang
Mais la rencontre entre ces mondes parallèles vire parfois au Big Bang. En 2009, face à l’écrivain albanais Ismail Kadaré et à l’essayiste Hélène Cixous, l’acteur Mathieu Kassovitz émet de sérieux doutes sur la version officielle du 11 septembre 2001. Le 18 octobre dernier, l’émission vire même au pugilat. Invité pour débattre du vivre ensemble, Alain Finkielkraut est violemment pris à partie par le scénariste de Braquo Abdel Raouf Dafri qui l’accuse (à tort) de faire l’éloge de Maurice Barrès dans son dernier livre L’Identité malheureuse.
Face à ces attaques, le « mécontemporain » perd son sang-froid et hurle un tonitruant « Taisez-vous ! » qui depuis tourne en boucle sur les réseaux sociaux.
« Ce coup de colère est abondamment relayé sur YouTube, et les gens ne retiennent que ça de mes travaux. J’ai l’air d’un malade mental sur cette vidéo, regrette Finkielkraut. A plusieurs reprises, j’avais proposé à Taddeï d’inviter Luc Boltanski mais il tenait absolument à m’opposer Raouf Dafri. Quel intérêt, sinon pour créer une polémique ? Quelquefois, j’ai l’impression qu’il privilégie le spectacle au débat approfondi. »
Volonté de polémiquer ou besoin de transgresser ? Les avis divergent. « Tel un peintre qui irait chercher des couleurs rares pour son tableau, Taddeï prend du plaisir à inviter des gens kitsch ou iconoclastes. Ce n’est pas systématique mais il aime mâtiner son plateau central d’éléments non conventionnels », remarque l’économiste Daniel Cohen. « Il ne faut jamais oublier le côté voyou, scorsesien, subversif de Taddeï », dit de lui son ami Marc-Edouard Nabe. « Son côté provoc vient de la fin du mouvement punk et de son passage à Actuel près de Jean-François Bizot »,analyse, pour sa part, l’ancien producteur de Nulle part ailleurs Bruno Gaston, qui l’a connu lors de ses débuts télévisés comme chroniqueur de Jérôme Bonaldi, de 1994 à 1998. « La politique d’invitations de Taddeï s’explique autant par son côté anticonformiste que par la nécessité de faire de l’audience », résume un collaborateur.
A l’image de sa cravate systématiquement dénouée, Taddeï prend du plaisir à injecter une dose d’anticonformisme sur une télévision publique où le débat se limite souvent à la confrontation de personnalités de centre-gauche et de centre-droit. Quitte pour cela à avoir recours à des personnalités sulfureuses. Il y a un an, un violent affrontement avait opposé Patrick Cohen à Frédéric Taddeï sur le plateau de C à vous à ce propos. L’animateur de la matinale de France Inter lui avait notamment demandé s’il oserait inviter de nouveau des « cerveaux malades », citant au passage Tariq Ramadan, Dieudonné, Alain Soral mais aussi Marc-Edouard Nabe.
http://www.youtube.com/watch?v=Az-KjW5u41c
Aujourd’hui, lorsqu’on lui repose la question au sujet d’Alain Soral, il maugrée. La question l’agace. « Je déteste dire que je n’inviterai plus quelqu’un, explique-t-il. J’ai reçu Soral trois fois et toujours sur des émissions touchant à l’extrême droite. Aujourd’hui, je n’ai aucune envie de l’inviter mais je peux m’y sentir contraint de nouveau. » Et s’il venait à remettre en cause l’existence des chambres à gaz en direct ? « Ma réaction serait immédiate : ‘Ce que vous dites là est intolérable. En plus, c’est interdit par la loi, je vous demande de quitter le plateau et si vous ne le faites pas, l’émission s’arrête.’ Mais jusqu’à maintenant, aucun propos répréhensible n’a jamais été tenu. »
« Taddeï est devenu la tête de gondole des sites infréquentables »
A l’heure où les idées rances gagnent du terrain, cette position n’est plus tenable pour Thierry Ardisson : « Frédéric Taddeï est devenu la tête de gondole des sites infréquentables. Même si aucun propos répréhensible n’est tenu durant son émission, ils peuvent être retrouvés en deux clics sur internet. Je suis voltairien dans l’âme mais face à des mecs comme Soral ou Dieudonné, j’estime, comme Saint-Just, qu’il ne peut pas y avoir de liberté pour les ennemis de la liberté. » Présentateur culte d’Apostrophes, Bernard Pivot estime quant à lui que ces polémiques sont inhérentes aux émissions de débats : « J’ai été critiqué de la même manière, ça fait partie du commun usage de ce genre d’émissions. »
Quelques jours après l’invitation controversée de Marc-Edouard Nabe, les rumeurs ont rapidement fait état d’une déprogrammation possible de Ce soir (ou jamais !) et d’un remplacement par un talk présenté par Alessandra Sublet. Pourtant, Taddeï l’assure, cette réflexion n’est pas liée au débat sur l’affaire Dieudonné. Une semaine auparavant, l’animateur avait déjà été reçu par le directeur des programmes de France 2, Thierry Thuillier, pour évoquer cette éventualité. « La chaîne réfléchit à la meilleure exposition pour Ce soir (ou jamais !), confie Taddeï. Le vendredi à 22 h 30, les gens ont plutôt envie de se distraire. Donc pourquoi pas le jeudi soir. Mais 23 h 30, c’est un peu tard. On y réfléchit. »
Ce soir (ou jamais !) se voulait l’émission de son époque. Elle en concentre aujourd’hui les crispations. Taddeï, que Le Monde qualifiait d' »homme sans convictions » est devenu l’incarnation de la liberté d’expression et l’ultime rempart contre le politiquement correct. Sur la toile, pro et anti-Taddeï se déchirent. Mais qui sait ce que pense Taddeï lui-même ? « Ça reste le grand mystère, s’interroge Alain Finkielkraut. Je n’arrive pas à le saisir. Il y a quelques années, il souhaitait organiser un débat entre Dieudonné et moi. Il me disait que celui-ci était disposé à s’excuser. Après tout, peut-être qu’il se vit en apôtre et qu’il pense pouvoir réconcilier les êtres humains… »
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