Libéré des contraintes imposées par la grosse machine du Grand Journal, Antoine de Caunes anime depuis novembre un projet qui lui ressemble : L’Emission d’Antoine. On l’a suivi le temps d’une enquête de terrain (parfois glissant).
Jeudi 4 février, 20 heures, Canal+. Le petit plateau de Boulogne est en ébullition, telle une ruche bourdonnante et vibrionnante. Ce soir, comme tous les jeudis, c’est le tournage de L’Emission d’Antoine et chacun, dans les diverses équipes et secteurs, s’active : les techniciens règlent leurs appareils, la régie a allumé tous ses écrans et voyants et ressemble à la cabine d’un vaisseau spatial avant décollage, alors qu’Antoine de Caunes est déjà sur le plateau en train de répéter ses lancements.
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Dans un salon en coulisse, Alison Wheeler, monsieur Poulpe et Tony la Thune boivent des coups, papotent ou se concentrent sur leur intervention à venir, voire tout cela à la fois. On sent un mélange d’énergie, de tension et de relaxation, de précision professionnelle et de légère anxiété face à l’imprévisible, toujours possible.
Un show étonnant et créatif
Lancée à l’antenne en novembre 2015, L’Emission d’Antoine est en passe de réussir son pari : convaincre la nouvelle direction de la chaîne et les abonnés en proposant un show étonnant et créatif, échappant aux schémas dominants.
Tout a commencé par une fin. En juillet 2015, Vincent Bolloré signifie à Renaud Le Van Kim et aux collaborateurs du Grand Journal qu’ils ne seront pas reconduits. L’affaire fait grand bruit : on évoque une reprise en main musclée, d’ordre politique ou industriel, peut-être les deux, dont les emblèmes sont le sort incertain réservé aux Guignols de l’info et l’éviction d’Antoine de Caunes, incarnation historique de la maison.
“‘Le Grand Journal’, c’était beaucoup de contraintes, et un peu de liberté” Antoine de Caunes
Serait-ce la fin annoncée de l’esprit Canal, ce mélange d’impertinence, d’humour anglo-saxon, de potacherie et de culture pop hérité des grands shows de la télé américaine type David Letterman ou Saturday Night Live ? Aujourd’hui, de Caunes estime la page tournée et n’aime pas trop revenir sur ces jours sombres. Il précise quand même : “Le Grand Journal est l’une des rares émissions que j’ai présentée sans la produire moi-même. Le plaisir, c’est que tout était déjà en place, rubriqué, formaté, mais en même temps ça ne me laissait pas beaucoup d’initiative. C’était beaucoup de contraintes, et un peu de liberté. Avec L’Emission d’Antoine, c’est exactement l’inverse.”
De fait, le temps de la gamberge a été très bref, la chaîne proposant rapidement une autre émission à de Caunes pour la tranche du vendredi soir (passée au jeudi), montrant ainsi qu’elle n’avait rien contre lui, ni contre une certaine vision historique de Canal.
Esprit potache et humour absurde
L’animateur réunit ses meilleurs complices fantaisistes du Grand Journal, Alison Wheeler et monsieur Poulpe, ainsi que Bertrand Delaire, grand homme de l’ombre de Canal, celui qui a supervisé Omar et Fred, Eric et Quentin, Dora Tillier, Laurence Arné, et qui pouponne les futurs comiques de la chaîne.
La première idée de Delaire est une émission où l’animateur ne maîtrise rien, se laisse emporter par les surprises. Antoine est séduit, mais n’a pas trop envie d’être un cobaye passif. “Il voulait porter un regard sur la société, sur notre époque, se souvient Bertrand. J’étais d’accord, mais à condition de mélanger plusieurs regards différents sur un même sujet. Je pensais que cette multiplicité de regards, ceux d’Antoine, d’Alison, de Poulpe, etc., pouvait former un tout cohérent. On a chacun travaillé dans son coin puis on a tout réuni.”
De leur côté, Alison Wheeler et monsieur Poulpe n’ont pas longtemps hésité après l’appel de de Caunes. Les trois zébulons étaient voisins de loge au GJ et ont pris le temps de s’apprécier et d’affûter leurs atomes crochus en esprit potache et humour absurde.
“Antoine est un homme élégant, qui a des idées, qui aime la jeunesse”
“Antoine, je l’apprécie professionnellement et humainement, confie Alison, et c’est rare d’avoir les deux. C’est un homme élégant, qui a des idées, qui aime la jeunesse… Il m’a toujours encouragée, il compte énormément pour moi.” Et Poulpe de renchérir : “Je ne suis pas objectif quand je parle d’Antoine, désolé, je suis amoureux de ce monsieur.” Bon ben… on va s’éclipser sur la pointe des pieds et les laisser entre eux.
Tout l’été, chacun réfléchit. Alison imagine tenir un journal intime, vaguement relié au thème de chaque émission. “Je voulais une forme, un cadre, explique-t-elle. Quand je n’ai pas de cadre, ça peut partir dans tous les sens et ça m’angoisse un peu. Dans ce cadre du journal intime, je me permets plein de choses : présence en plateau, clips, personnages…”
“Il y a bien sûr une volonté parodique, c’est mon petit côté punk” Poulpe
De son côté, Poulpe nourrissait la nostalgie des jeux télé marrants, voire un peu débiles, et en propose sa version, comme une émission à l’intérieur de l’émission : “Il y a bien sûr une volonté parodique, c’est mon petit côté punk, j’aime bien salir les codes établis, comme par exemple avec les buzzers créatifs. La réalisation joue aussi, avec les regards caméra… J’essaie de parodier le genre de façon différente à chaque fois.”
Pour Bertrand Delaire, toute la difficulté consistait à laisser l’imaginaire de Wheeler et Poulpe se déployer tout en les structurant, surtout pour une émission cryptée sans gros enjeu d’audience, une page blanche où on leur avait donné carte blanche : “Antoine est très espiègle, poursuit Delaire, Poulpe et Alison aussi. On est tous restés très enfantins. Le raisonnement général qui a présidé à l’émission, c’est que les gens devraient s’amuser en regardant des gens s’amuser. On a des contraintes de travail, mais une liberté à l’intérieur de ces contraintes qui est géniale. Je n’applique aucune recette, c’est open bar aux idées.”
Chaque émission est construite autour d’un grand thème
Depuis novembre, on a pu apprécier le résultat de cet open bar et on en est ressorti toujours gai, parfois bien bourré. Chaque émission est construite autour d’un grand thème choisi collégialement par Antoine, Delaire et les rédacteurs en chef Félix Suffert Lopez et Arnaud Liévin, sous la supervision d’Arielle Saracco, historique directrice du divertissement à Canal : le poil, les vieux, le clash, la sape, le corps, la peur, la résistance au consumérisme…
A partir de ces thèmes à la fois futiles et profonds, l’équipe part en vrille avec des idées toutes plus saugrenues ou rigolotes les unes que les autres, sans perdre de vue un fond plus sérieux. Quand Poulpe reçoit La Fouine dans son jeu débile sur le thème du clash, les buzzers ne font pas “biiip” mais “bâtard !!!” ou “fils de pute !!!”. Le contraste entre ces invectives cailleras et l’attitude zen et lunaire de Poulpe est assez régalant.
Dans son Journal intime, Alison donne libre cours à son humour volontiers scato, parodie des clips de Christine & The Queens, change de costume et de personnalité aussi vite que le permettent les effets numériques et mange la caméra comme aux plus belles heures de la météo du GJ.
Fred Testot invente des bandes-annonces désopilantes de films qui n’existent pas, comme Dinde de toi (golri sur la comédie romantique) ou Choubi or not Choubi (marrade à budget de deux balles sur La Guerre des étoiles), dans l’esprit des films suédés du Soyez sympas, rembobinez de Gondry.
Tony la Thune invente des objets absurdes, prenant certaines expressions au pied de la lettre, comme ce postiche de barbe poivre et sel avec salière et poivrier placés dans les poils. Entre ces billets et chroniques poilantes, de Caunes reçoit sur le plateau des invités excentriques : ce jeudi soir, c’est un révérend américain sapé comme Elvis à Vegas, apôtre farfelu et showman soul de la non-consommation, qui exorcise en direct le portable qu’Antoine venait d’offrir à son fils, halleluuuujah !!!
Les reportages délirants d’Antoine de Caunes
Le clou de l’émission, ce sont peut-être les reportages de De Caunes qui part mouiller sa chemise (y compris littéralement) à travers le monde, de Montréal au Japon en passant par le quartier de Château Rouge à Paris (pour filmer des rois de la sape congolais).
Le 31 janvier, on l’a accompagné à la Tough Guy de Wolverhampton, en Angleterre. Toute la journée, on a vu Antoine, Peter Stuart (son fidèle partenaire depuis les temps anciens de Rock Report en 1986) et leurs techniciens suivre le peloton de cette course d’endurance et d’obstacles, courir dans la gadoue, escalader des échafaudages, ramper sous des filets ou des tunnels de pneus, sauter par-dessus des meules de foin en feu, plonger dans des mares d’eau croupie et glaciale (non, ça, Antoine ne l’a pas fait, le garçon est téméraire mais pas fou, ni maso)…
Vingt-quatre heures sur le pont, cinq à six de rushes pour cinq minutes d’antenne montées par l’œil expert de Stuart, c’est aussi du sport, un autre genre d’endurance. Mi-Tintin, mi-Johnny Knoxville de Jackass, de Caunes a terminé la journée par une valdingue dans une flaque de glaise anglaise bien gluante, tête la première.
Il a gardé son masque fangeux pour les interviews d’après-course, ressemblant à un croisement entre Martin Sheen dans Apocalypse Now et Laurel et Hardy après bataille de tartes à la crème. Un vrai festival de Caunes. Après ce week-end anglaiseux, d’autres reportages à Helsinki puis Tokyo étaient programmés pour notre infatigable globe-trotter, entre journalisme sérieux et déconne burlesque.
“Tout ça pour finir la gueule dans la boue !”
Pour Poulpe, cette chute dans la gadoue symbolise parfaitement l’esprit de L’Emission d’Antoine : “On fabrique un truc hyper qualitatif, avec de bons moyens de production, tout ça pour finir la gueule dans la boue ! Je trouve ça très louable. Ça change de ce qui se fait d’habitude.”
Après avoir regardé plusieurs émissions, face à tant de créativité, d’humour dans tous ses états, de bizarreries, de plantades retournées en gags pouf-pouf, de plongées régressives mais aussi d’informations sérieuses, sans oublier la griffe visuelle et sonore du plateau avec ses écrans d’images aux murs et au sol, ses jingles, sa typo, on se dit qu’on a retrouvé le fameux esprit Canal, ainsi que le déconnant de Caunes. Et que ça fait du bien en nos temps de normalisation tous azimuts.
“Sérieux dans l’approche, déconnant dans la forme”
“On me dit beaucoup que l’émission me ressemble, confirme l’animateur, c’est aussi mon sentiment. On essaie autant qu’on peut de refléter l’air du temps. L’idée est d’être sérieux dans l’approche, de faire un vrai travail journalistique en amont, et d’être plus déconnant dans la forme.”
Alison aussi pense que l’émission ressemble à Antoine alors que Poulpe note que si le programme évoque le Canal d’antan, “on ne s’est jamais dit qu’on allait tenter un revival de l’esprit Canal des débuts. Notre seule intention était de suivre nos envies”.
“Le cynisme est une posture assez facile”
L’une des réussites du projet est de parvenir à faire rire sans méchanceté, à rebours de l’humour trash de l’époque. C’est là une marque constante du rire à la de Caunes, mais Bertrand Delaire y est aussi pour quelque chose : “J’aime bien m’amuser avec les choses, précise-t-il, mais sans excès. J’aime l’ironie, pas le cynisme. Le cynisme est une posture assez facile, très en vogue, mais qui n’offre pas beaucoup de fond.”
La question, c’est aussi la réaction de la direction Bolloré. Alors qu’on craignait que s’impose une ligne plus consensuelle répondant à la seule loi du profit, les hautes instances semblent apprécier le ton et le style “de-cauniens”. La collaboration d’Arielle Saracco, garante d’une certaine culture Canal, n’y est sûrement pas pour rien.
“On est sur la même longueur d’onde, rappelle Antoine, on a les mêmes envies… Le jeudi en deuxième partie de soirée, il ne s’agit pas de faire de l’audience mais de retrouver un esprit, un style fort. Et j’ai la liberté de ton, la liberté du choix des gens avec qui j’ai envie de bosser. On subit juste une certaine lourdeur administrative puisqu’on est en production interne Canal, mais il y a pire comme contrainte.”
Une “bulle de bizarrerie”
Poulpe confirme que l’émission semble plaire jusqu’au sommet de l’organigramme : “Chaque semaine, j’essaie de repousser les limites de la bienséance et jusqu’à présent, les gens d’en haut ne protestent pas. Le monsieur au dernier étage de la tour m’a même dit : ‘Si tu as besoin de moi pour le jeu, je suis là’ ! Je crois que tout le monde trouve très cool d’avoir cette bulle de bizarrerie dans une grille de programmes. Même les techniciens, les gens les plus blasés du monde puisqu’ils voient tout passer, m’ont dit après le premier tournage : ‘Là, il se passe un truc’.”
Au pays des téléspectateurs, on est assez contents aussi. Enfin une émission surprenante, informative et divertissante, décalée de l’actu politique, culturelle et people, qui ne nous prend pas pour des beaufs ou des bœufs.
Une émission qui pourrait devenir un fleuron de la chaîne avec Le Petit Journal. Une émission digne du de Caunes historique et histrionique, qu’on a toujours eu à la bonne, celui de Chorus, Rock Report, Rapido, NPA, Eurotrash, qui a dépoussiéré la télé ORTF de papa (et de ses parents) avec de bonnes louches de vannes, d’audace, de rock et de pop.
Jeudi 4 février, minuit, le tournage se termine. Alison est plus détendue qu’avant le passage à l’antenne, monsieur Poulpe garde son éternelle coolitude enfantine, Antoine boit un dernier coup avant de regagner ses pénates, épuisé et frigorifié par la clim du plateau. Bien qu’il ne bosse pas sur l’émission, un autre vieux poteau d’Antoine est là, l’excellent Laurent Chalumeau. On lui laisse la conclusion, aussi bonne et précise que ses romans : “ça fait plaisir, de la télé avec de vrais morceaux de télé dedans !”
L’Emission d’Antoine tous les jeudis, 22 h 50, Canal+
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