Béatrice Dalle est l’astre noir d’une mise en scène particulièrement réussie de Lucrèce Borgia, où David Bobée traduit librement l’univers de Victor Hugo entre mélo, roman d’aventures et fantastique halluciné.
Prendre un personnage historique sulfureux, un monstre sans scrupules, dont on aggravera au besoin les méfaits. Choisir de préférence une femme. Lui donner des sentiments humains ; ceux d’une mère pour son fils, par exemple. Situer le tout en pleine Renaissance italienne, époque où l’on avait le poison facile et le poignard prompt à dégainer. Tel est le projet redoutablement efficace mis en œuvre par Victor Hugo dans Lucrèce Borgia. Fondée sur une structure mélodramatique, la pièce oppose un jeune homme impétueux vénérant une mère dont il ne sait rien mais dont il garde sur son coeur les lettres qu’elle lui fait régulièrement parvenir, et une criminelle réputée incestueuse, entre autres vilenies.
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Un plan d’eau comme scène
D’un côté, Gennaro, dont Pierre Cartonnet, cheveux en bataille, fait un gamin impulsif et fougueux. De l’autre, Lucrèce Borgia, qu’interprète Béatrice Dalle avec une présence évidente servie par une économie du jeu d’autant plus remarquable que ce sont les premiers pas de l’actrice sur des planches de théâtre.
En fait de planches, celles que David Bobée a conçues pour sa mise en scène ont ce paradoxe de surplomber un plan d’eau. Ce sont des pontons modulables qui au gré du spectacle se transforment en tables ou en radeaux et peuvent facilement être renversés. Disposés devant la façade du château de Grignan, dans la Drôme, où ce spectacle est créé avant de partir en tournée, ils rappellent que la pièce débute à Venise.
Drapée dans une robe noire flottant dans le vent, c’est par la porte du château que Béatrice Dalle fait sa première entrée. Elle s’avance directement dans l’eau vers Gennaro endormi. L’eau est un élément déterminant dans ce spectacle. Entre bain amniotique et liquide primordial où la vie prend son origine, c’est un symbole maternel évident. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle soit synonyme d’apaisement, à l’image du sommeil dans lequel est plongé Gennaro sous le regard attendri de Lucrèce. L’eau représente en réalité un fond obscur, incontrôlable, duquel peuvent surgir des pulsions destructrices. Cette conjugaison au sein même de la scénographie de forces antagonistes, le sol apparemment ferme des pontons n’étant jamais tout à fait assuré, donne au spectacle sa pleine dimension de drame romantique.
Les premiers échanges entre Lucrèce et son fils jouent évidemment sur le fait que Gennaro ignore qu’il a devant lui Lucrèce Borgia et que celle-ci est la mère qu’il chérit tant. Les compagnons d’armes du jeune homme détruisent le charme de cette rencontre en révélant le nom de l’inconnue dans un échange cinglant où ils humilient Lucrèce en énumérant les crimes qu’elle a commis envers leurs familles respectives. Celle-ci jure de se venger. En attendant, seul le spectateur partage le secret qui la lie à son enfant.
Une pincée d’humour
Hugo crée ainsi une empathie paradoxale vis-à-vis d’une femme haïe autant que redoutée pour sa cruauté, mais prête à se mettre en danger pour s’approcher de Gennaro. Des espions au service de son époux Don Alfonse d’Este la guettent du haut des gradins. Dans cette passion soudaine pour un gamin ils ne voient qu’une perversion de plus, persuadés qu’il est son amant. Seul Gubetta, complice aux ordres de Lucrèce, devine quelque chose. Se faisant passer pour un Espagnol, il est interprété avec un esprit pétillant par l’excellent Jérôme Bidaux. Ses premiers pas face au public en équilibre sur le bord du bassin en font un personnage à part. Les interventions de ce personnage intrigant et cynique apportent une pincée d’humour dont l’effet est d’alléger une intrigue qui relève autant du théâtre que du roman d’aventures.
Il y a d’ailleurs dans la façon dont les acteurs s’emparent de cette mise en scène une grâce pleine d’élan. Le jeu très physique, comme souvent dans les spectacles de David Bobée, convient parfaitement à l’univers de la pièce ainsi qu’à la scénographie un tantinet casse-gueule. Ce n’est pas pour rien qu’une bonne partie des comédiens de cette troupe sont aussi des circassiens. Il y a une joie du corps et du jeu dans ce spectacle qui contribue largement à son charme et qui en fait l’un des plus réussis du metteur en scène.
Cette capacité à appréhender l’espace et à le faire exister est d’ailleurs flagrante dans la scène du dîner chez la Negroni. Jamais David Bobée n’avait atteint un tel niveau d’humour et d’intensité, passant insensiblement d’un registre à un autre. La soirée copieusement arrosée glisse de l’humeur grivoise à des envies de bacchanales orgiaques pour, à la suite de diverses querelles entre les convives, atteindre une tonalité relevant du fantastique.
L’eau devenue rouge sang, Lucrèce se jette sur les corps agonisants de ceux qui l’ont humiliée au début de la pièce avec une rage d’autant plus troublante qu’il y entre une dimension clairement érotique. Comme si elle souhaitait jouir de ces corps avant de les dévorer. Ce n’est plus une femme ordinaire mais une créature inquiétante surgie des profondeurs de l’eau. Ses derniers échanges avec Gennaro, à qui elle révèle enfin qui elle est, n’en sont que plus troublants.
Lucrèce Borgia d’après Victor Hugo, mise en scène David Bobée, avec Béatrice Dalle, Pierre Cartonnet, Alain D’Haeyer, Radouan Leflahi, Marc Agbedjidji, Mickaël Houllebrecque, Juan Rueda, Pierre Bolo, Jérôme Bidaux, Marius Moguiba, Catherine Dewitt, jusqu’au 23 août à Grignan (Fêtes nocturnes de Grignan) puis en tournée
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