En ce printemps 1995, le journal dans sa vie hebdo est à peine né, la mitterrandie touche à sa fin après quatorze années de bons (?) et loyaux (?) services. La rédaction a décidé d’interviewer Michel Rocard, antihéros de la deuxième gauche, candidat idéal qui ne se présente pas à l’élection présidentielle qui vient. C’est […]
En ce printemps 1995, le journal dans sa vie hebdo est à peine né, la mitterrandie touche à sa fin après quatorze années de bons (?) et loyaux (?) services. La rédaction a décidé d’interviewer Michel Rocard, antihéros de la deuxième gauche, candidat idéal qui ne se présente pas à l’élection présidentielle qui vient. C’est Christian Fevret et Sylvain Bourmeau qui s’y collent. Le duo ramène un entretien dense, dans lequel l’ancien Premier ministre revient sur son aventure politique, les différents courants du socialisme, les batailles d’ego et autres pièges des luttes de pouvoir. Au passage, il envoie quelques scuds à François Mitterrand et au final, on comprend en s’en désolant pourquoi l’un des hommes les plus intègres et compétents de la gauche de gouvernement ne sera jamais président de la République.
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Bref, il est clair que l’on tient là de l’excellent matériau pour notre hebdo bourgeonnant, un papier qui en dit beaucoup sur la cruauté de notre vie politique et de notre système institutionnel. Surgit alors la question qui va fâcher la rédac : couve ou pas ? Dilemme qui peut sembler surréaliste aujourd’hui, mais il faut se remettre dans le contexte. Déjà, dans leurs neuf années de vie bimestrielle et mensuelle, Les Inrocks ont sorti très peu de couves non musicales (Carax, Pialat, Spike Lee, c’était à chaque fois des cinéastes). Avec la périodicité hebdo, on sait que l’on va diversifier les domaines, mais la politique est encore un Rubicon.
Le virulent débat interne est le suivant : d’un côté, les tenants de la « pureté » Inrocks, ceux qui ont un rapport historicoidentitaire absolu au journal, qui ont peur que Les Inrocks deviennent une publication banalisée laissant se dissoudre sa spécificité rock indé dans le tout-venant de l’actu ; de l’autre, les partisans de l’évolution et du respect des divers centres d’intérêt des rédacteurs, ceux qui estiment que Les Inrocks doivent s’ouvrir à tous les domaines qui nous animent, que notre regard peut et doit s’exercer sur des objets et sujets autres que la musique, et que la culture est une notion qui s’entend en son sens le plus large.
– « Quoi, un type vieux, dégarni, en costard, en couve ! Mais ça va pas !? Ça y est, on est morts avant de vieillir ! » – Hey, le vaste monde ne se réduit pas aux singles de New Order ! Vivre, c’est aussi grandir ! » – Z’êtes des vieux cons ! » – Z’êtes regardés, jeunes cons ? » Une vraie petite crise de croissance… Pour trancher le noeudipien, Fevret, digne de Rocard et du roi Salomon, décide de faire voter à main levée l’ensemble de la rédaction. Les oui l’emportent de quelques doigts. Michel Rocard ne sera jamais président de la République mais fera la couve des Inrocks. Notre première couve politique.
Serge Kaganski
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