Ils débarquent. Avec des idées, des désirs. Des frustrations et des revendications. Ils ont entre 15 et 30 ans, ils réfléchissent, proposent, agissent. Tout l’été, nous dresserons le portrait des moins de 30 ans qui feront demain. Aujourd’hui : le duo Joël Gombin et François Briatte, spécialisés en sociologie quantitative.
Vous pouvez les appeler des “nerds”. Ou alors des “lettrés par défaut”, flattés qu’on s’intéresse à eux. Il faut dire qu’à quasi 31 ans, ni Joël Gombin ni François Briatte n’ont fini leur thèse. L’angoisse de la page blanche sans doute. “On a une vraie difficulté à verbaliser”, s’excuse François Briatte.
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Leur truc, c’est plutôt de compiler des données pour expliquer un phénomène particulier, que ce soit l’évolution de l’électorat frontiste dans le cas de Gombin, ou la construction des programmes de lutte contre le cancer en France et au Royaume-Uni pour Briatte. Bref, de la sociologie quantitative arrimée à des tableaux statistiques, contrairement à la socio classique dite qualitative, basée sur des entretiens et une appréciation subjective du terrain.
“En fait, on travaille sur des sujets déjà abordés par d’autres chercheurs, donc pour rendre nos travaux originaux et intéresser nos collègues, on met au point de nouvelles méthodes”, rigole Briatte.
Plus sérieux, il ajoute : “On veut fabriquer de la valeur ajoutée sur les marges de l’activité scientifique.”
Troller les profs
François et Joël se sont rencontrés il y a cinq ans à l’ANCMSP, l’Association nationale des candidats aux métiers de la science politique. “Une coopérative militante de gens dominés” destinée à troller les professeurs, maîtres de conférence et autres titulaires établis pour mieux défendre leurs intérêts de jeunes vacataires en sciences sociales. “Y’a pas beaucoup de gens pour parler des jeunes chercheurs, donc si tu en réunis 30 au bout d’un moment tu as rendez-vous avec le ministre”.
D’autant que Briatte, socio-démocrate, et Gombin, issu d’un milieu “anarcho-écolo”, ont une vision qui tranche avec celles des assoces de chercheurs plutôt composées d’universitaires portés sur les sciences dures. L’ANCMSP est aussi l’occasion pour les garçons de faire briller leur capital technique et de monter toute la partie informatique de l’association. Joël devient vice-président, François porte-parole.
Aux deux aspirants, il faut ajouter tout un gang de sociologues en herbe tournés vers les méthodes quantitatives : Alexandre Hobeika, Pierre Mayance, Etienne Ollion… Un genre de promo Voltaire à la sauce socio précaire, où le cynisme le dispute aux formules Excel. Leur lobbyisme porte bientôt ses fruits. Ils intègrent la Confédération des jeunes chercheurs, portent rapports d’expertise, audits et amendements devant les acteurs publics, poussant le culot jusqu’à aborder le candidat François Hollande. “On a fait un gros travail de lobby parlementaire. Le seul truc qu’on n’a pas réussi à avoir, ce sont les crédits”.
Briatte devient prof à la Catho de Lille, Gombin enseigne à Sciences Po Paris et intègre l’université Jules-Vernes à Amiens. Ce qui ne les empêche pas de garder un œil sur l’action de l’asso. Le prochain objectif de l’ANCMSP ? Peser sur le futur exercice budgétaire pour redéfinir le crédit impôt recherche.
La figure du “fumeur passif”
Entretemps, les deux planchent sur leur objet de recherche tombés par hasard dans leur escarcelle. Pour Gombin, c’est son professeur de Sciences Po Aix, Christophe Traïni, qui lui suggère de s’intéresser à l’électorat frontiste. Pour Briatte, c’est l’ouverture de fonds de recherche de l’Institut national du cancer qui l’encourage à analyser les politiques publiques liées à cette maladie. Deux sujets où la méthode chiffrée sied davantage que les entretiens de plusieurs heures (“pour trouver des électeurs FN, il suffit pas d’appeler au hasard dans le bottin”, sourit Joël Gombin), et surtout deux créneaux porteurs. Le travail d’extraction de données de Gombin séduit les médias : Slate, le Huffington Post, Mediapart…
Le presque thésard décrit par le menu la différence d’électorat entre 1984 et 2014, à grand renfort de cartes détaillées qu’il perfectionne avec Patrick Lehingue. Et glisse sa découverte : le shift frontiste réside, plus que dans l’opposition France urbaine-France périphérique, dans la forte inégalité de revenus dans un territoire donné.
Briatte, un temps enrôlé à Edimbourg, s’intéresse aux méthodes britanniques de lutte contre le cancer.
“Ma difficulté c’était de transformer un sujet de santé publique en problème de sciences politiques. Et donc de créer les preuves statistiques de l’existence de ce qu’on appelle la “communauté cancer” : les acteurs, l’éventail de cancers et de traitements, les objectifs de dépistage très différents d’un pays à l’autre…”
Il montre comment on a créé la figure du “fumeur passif”, le public imaginaire des “futurs cancéreux”, comment les interdictions de fumer dans les lieux publics ont été pensées… Tous deux fils de profs, les jeunes chercheurs sont motivés par l’envie de dépasser les écrits du père. “Mon père, spécialiste de l’extrême gauche, doit être le seul à avoir démissionné du CNRS”, commente Gombin.
Rigolards, ils admettent un certain narcissisme tout en étant persuadés d’être des “types banals”. “Il faudrait juste que je sois thésé pour finir la transition et dépasser mon habitus de classe moyenne supérieure”, lâche Briatte sans ironie. Banals oui, mais dans une certaine mesure.
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