Subtile variation autour du couple, le cinquième album de Vincent Delerm, bâti autour de trois pianos trafiqués, dure le temps d’un travelling au ralenti. Rencontre, critique et écoute.
En matière de géométrie sentimentale, livres, films et chansons auront presque tout tracé : des lignes brisées (beaucoup), pas mal de triangles amoureux, quelques cercles vicieux ou trapèzes instables. Mais des parallèles, à bien y réfléchir, on n’en a pas croisé souvent. Avec ce cinquième album en tous points singulier, Vincent Delerm s’est mis en tête de suivre comme ça des lignes de fuite dont on ne sait pas vraiment où elles mènent, avançant à tâtons dans un récit ajouré dont il confie implicitement le soin à ses auditeurs de combler les vides.
La voix est basse, les chansons courtes, presque furtives, le rythme lent et hypnotique, l’ensemble s’écoule comme un travelling et s’avère d’une finesse de détails qui rappellera certains disques des Nits engourdis dans les frimas du réalisme fantastique. On en ressort avec plus de questions qu’en entrant, comme d’une traversée du brouillard éclairée par les phares d’une voiture, bardé d’incertitudes mais une nouvelle fois ébloui par la prose autant que par son écrin.
Cinq ans après le génial Quinze chansons, et au sortir d’un roman théâtral hilarant et poignant à la fois (Memory), Delerm n’avait pas envie de rempiler avec un album classique. Au brillant chansonnier de gauche qu’il est pour certains, il a ici substitué un chanteur de droites, parallèles donc, et osé une expérience musicale plutôt périlleuse à la place du train-train chamber-pop ou charleston qui a fait son style. “J’ai fait quelques maquettes au piano pour montrer à mon label où j’en étais, et l’ingénieur du son du studio m’a parlé de Clément Ducol, avec lequel il avait un projet pour pianos préparés qui pouvait coller avec mes chansons. Ils avaient déjà essayé de le proposer à d’autres, sans succès, et ils cherchaient en quelque sorte un cobaye. Ils ont fait un petit essai instrumental (Le Film II, qui termine l’album – ndlr) et en écoutant le résultat j’ai dit banco.”
Rien en effet ne pouvait mieux servir d’enveloppe à ces chansons fissurées et fragiles que cette étrange manipulation de trois pianos, qui par la magie des frottements, battements et pincements divers se mettent en branle comme un véritable orchestre. Percussionniste de formation, déjà maître en illusions sonores chez Camille, Ducol n’a pas négligé le groove, ni l’étrangeté de certains timbres propres aux pianos préparés, tout en respectant la métrique si particulière de Delerm. Même si sous cette impulsion celui-ci se rapproche plus volontiers d’un Mathieu Boogaerts (Embrasse-moi) ou d’un Julien Baer (Et la fois où tu as) et prend encore plus qu’auparavant ses distances avec l’interprète de Fanny Ardant et moi. Cela vaut d’ailleurs autant pour le chant que pour l’écriture, qui laisse désormais plus de champs ouverts, quand autrefois Delerm avait le goût de refermer ses chansons à double tour, l’as de la pirouette ayant désormais laissé place à un funambule jamais certain de son équilibre : “Cette manie d’apporter une sentence définitive dans mes chansons, je m’en éloigne de plus en plus. Je pense que mon travail sur la photo a beaucoup aidé à ça, car dans une photo on saisit un instant qui aurait pu être totalement différent l’instant d’après.”
Ces variations subtiles autour de l’amour et du désamour, de la routine et la solitude, du déchirement et du rapprochement, sont soulignées par des thèmes qui lorgnent évidemment vers les musiques de films, principalement celles de François de Roubaix, de Philippe Sarde et d’Eric Demarsan pour le cinéma français des années 70. Avec cet art du raccourci en deux phrases qui suggèrent bien plus qu’un roman de trois cents pages, Delerm pince des cordes sensibles plus fort encore que celle des pianos, notamment sur le prodigieux Hacienda, qui met en parallèle l’euphorie indie-rock des années 80/90 et la quiétude casanière d’un père “dans son T-shirt de Johnny Marr”.
Un chassé-croisé avec une voix féminine (la compagne du chanteur) renforce à travers des monologues d’une beauté sobre et délicate cette sensation permanente de dépasser le cadre d’un simple disque pour amener à une œuvre multisensorielle. Une œuvre curieusement très graphique, romanesque mais sans effusion, littéraire mais sans esbroufe, qui figure plusieurs émotions parallèles sans suggérer de préférence, avec la subtile brillance d’un filigrane au lieu des gros traits attendus. “Je voulais qu’en sortant de cet album les gens puissent se dire que ça vaut le coup de vivre à deux, mais sans cette idée béate que le couple est une chose géniale. Tous les sentiments suggérés dans ces chansons tournent autour de ça. D’ailleurs, parmi les personnes qui les ont entendues, certaines en tirent quelque chose de très positif et optimiste alors que d’autres trouvent ça au contraire très dur. Tout dépend d’où ils en sont dans leur propre vie, et ça c’est plutôt ce que je recherchais. »