“Yes, You’re Racist“. Depuis cinq ans, le trentenaire Logan Smith dénonce le racisme ordinaire sur ce compte Twitter. Mais le 13 août dernier, ce militantisme discret a vrillé au buzz. La raison ? La publication d’une série d’images de suprémacistes lors du grand rassemblement de Charlottesville, ponctués d’un message adressé à quelques milliers d’internautes : “Si vous reconnaissez […]
Nerf de l’activisme web pour certains, chasse aux sorcières pour d’autres, le doxxing consiste à dévoiler au grand public les données personnelles d’un individu. Mais la pratique pose question après les événements de Charlottesville. Faut-il la condamner ?
« Yes, You’re Racist« . Depuis cinq ans, le trentenaire Logan Smith dénonce le racisme ordinaire sur ce compte Twitter. Mais le 13 août dernier, ce militantisme discret a vrillé au buzz. La raison ? La publication d’une série d’images de suprémacistes lors du grand rassemblement de Charlottesville, ponctués d’un message adressé à quelques milliers d’internautes : « Si vous reconnaissez ces nazis en marche à Charlottesville, envoyez moi leurs noms et leurs profils et je les rendrai célèbre« .
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Bingo : au fil des heures, noms, numéros de téléphone, emails, photographies et adresses sont accolés à ces visages anonymes déformés par la rage. Mais cette divulgation intentionnelle et massive d’informations privées n’est pas née après Charlottesville. L’acte porte un nom : le doxxing.
« Oui, tu es raciste »
UPDATE: Cole White, the first person I exposed, no longer has a job 💁♂️ #GoodNightColeWhite #ExposeTheAltRight #Charlottesville pic.twitter.com/sqxSXboKw6
— Yes, You're Racist (@YesYoureRacist) August 13, 2017
Diffuser des informations personnelles afin de de détruire une « e-réputation » (une réputation numérique) est une pratique vieille comme le web social. Les hackers appellent cela le « doxxing », soit la contraction du « dropping dox » : traçage de document. Au milieu des années 90, les internautes l’employaient au sein des forums de discussion Usenet – un utilisateur dévoilait les informations d’un autre pour le troller et allumer la mèche d’un imminent bashing. Outil de cyber-harcèlement exploité par les membres anonymes du forum 4chan – qui s’amuseront en 2010 à pourrir la vie de la pauvre adolescente Jessi Slaughter – le doxxing devient finalement l’arme des lanceurs d’alerte. Courant novembre 2015, les « hacktivistes » d’Anonymous mettaient ainsi à nu des centaines de membres de Klux Klux Klan en dévoilant leurs identités et profils Facebook.
This little prick from Eagle Rock, VA was also in Charlottesville yesterday and thinks he's a tough guy #ExposeTheAltRight pic.twitter.com/M4YUYRIKHc
— Yes, You're Racist (@YesYoureRacist) August 13, 2017
Loin des empêcheurs de tourner en rond du web, la pratique s’infiltre même dans les médias traditionnels. Comme lorsque le site d’informations Gawker démasque Violentacrez, virulent utilisateur de la plateforme Reddit resté dans l’Histoire comme « le plus gros troll de tout Internet » – homophobe, raciste, misogyne.
La confusion Charlottesville
Peter Cvjetanovic tells KTVN "I’m not the angry racist they see in that photo." Kid, you're the Hazel Bryan of 2017. https://t.co/v2QYtMcwpt pic.twitter.com/0g2Wic4a7u
— Yes, You're Racist (@YesYoureRacist) August 13, 2017
Côté pile, l’acte est synonyme de droit à l’information. Côté face, il n’est pas si loin de la cybercriminalité. Et les événements de Charlottesville ne font qu’exacerber cette confusion. Secouées par la mort d’Heather Heyer et les maux infligés à dix neuf autres « contre-manifestants » pacifiques ayant eu le malheur de parcourir les rues de la ville de Virginie, les twittos ont fait acte de résistance face aux suprémacistes en révélant non seulement leurs noms de famille et leurs profils numériques, mais également leurs lieux de résidence et leurs emplois.
Résultat, les identifications des détectives en herbe de « Yes you’re racist » ont causé célébrités infamantes, licenciements – comme celui de Cole White, employé de restaurant à Berkeley, et la face grimaçante du jeune Peter Cvjetanovic est désormais emblématique de la « fierté blanche » … Sans compter les victimes collatérales. Une lointaine ressemblance physique ou une malencontreuse homonymie ont suffit pour étiqueter en « suprémacistes » de parfait innocents.
« C’est dangereux d’accuser les gens sans aucune forme de preuve sur ce qu’ils sont, cela peut ruiner leur vie » commente Kyle Quinn. Quinn sait de quoi il parle : son visage a été confondu avec celui d’un néo-nazi. Recevant menace de mort sur menace de mort, ce professeur d’université a vu sa réputation imploser en quelques tweets. Le mea culpa de Logan Smith n’y peut pas grand chose : the internet never forgets, clame le dicton. Une catastrophe éthique aux yeux du collectif Motherboard, qui assure que « si vous identifiez une mauvaise personne, vous faites le taf des suprémacistes blancs ». Lorsqu’il sombre dans les fake news, le doxxing n’a plus rien d’une révélation : il devient une « condamnation« , affirme le professeur David Clinton Wills de la New York University.
Le « doxxing », ou l’effet-cockpit
This isn't KYLE QUINN .:. Who is he ??? #Namethenazi ???? .:. pic.twitter.com/8P6pNlukeC
— WealthSquadWaxGod.:. (@YoungWaxGod) August 13, 2017
Mais faut-il pour autant dénoncer le doxxing ? « Dans certains cas, l’acte peut s’apparenter à une atteinte à la vie privée, une dénonciation calomnieuse, de la diffamation » prévient Marie Fernet, avocate au barreau de Paris. Derrière l’éthique, l’angoisse : action bien moins anodine qu’une simple démarche de signalement des « contenus indésirables« , doxxer revient à déclencher une bombe à retardement. Sans envisager l’étendue des dégâts. La sociologue Catherine Blaya parle à ce titre d’ « effet cockpit« , étudié dans les situations d’harcèlement : les bombes sont lâchées à l’aveugle par des pilotes qui ignorent sur qui elles chutent. Une métaphore soutenue par Marie-Anne Paveau, qui insiste sur la nécessité de dissocier la dimension « réparatrice » de l’acte et ses conséquences destructrices.
« Le doxxing est une réponse justifiable à de la violence, une forme de régulation éthique et de rééquilibrage de la société, qui vise à compenser les déficits de la justice institutionnelle…mais sans en évaluer les conséquences : hélas, ne pas voir le mal qu’on fait ne nous permet pas de le doser » analyse la linguiste.
L’idée de justice privée qu’incarne l’acte lui vaut le nom de « digital vigilantism », écho aux vigilante movies, ces films d’autodéfense dépeignant les failles d’une société sur le déclin – façon Un justicier dans la ville. La justice institutionnelle, elle, se retrouve face à une impasse. L’acte en soi n’est pas une infraction, puisqu’il exploite des données déjà visibles sur les réseaux sociaux. Homogénéiser son traitement juridique s’avère tout aussi périlleux. Car le doxxing n’a pas une mais mille intentions.
Le doxxing nous tend un miroir
The practice of "Doxxing," if not the name, long predates Internet. Nazis used to be doxxed w/ flyers & handbills. https://t.co/p6hsEFunaO
— Mark Pitcavage (@egavactip) August 30, 2017
Dans les années 90, le site Nuremberg Files, dirigé par le militant pro-vie Neal Horsley, attaquait les partisans pro-avortement à grands coups de données personnelles jetées dans la nature. Quinze ans plus tard, les « social justice warriors » s’en prenaient à un dentiste du Minnesota, accusé d’avoir tué un lion dans une zone protégée du Zimbabwe – la fameuse affaire du lion Cecil. Suite aux attentats du marathon de Boston de 2013, les communautés des forums Reddit et 4chan se sont engagées à « traquer » les commanditaires de l’acte terroriste, photographies et schémas à l’appui. Résultat : de nombreux suspects trop vite épinglés par des néophytes s’accaparant un rôle traditionnellement dévolu aux autorités compétentes.
Quel est le point commun entre ces faits éparpillés dans le temps et la Toile ? Une simple technique, évolutive en fonction de son contexte. Mais quelle que soit son intention, ce sont les responsabilités qu’elle induit qu’il convient aujourd’hui de prendre en compte. Des responsabilités qui, conclut Marie-Anne Paveau, sont avant tout celles de l’internaute. Les nôtres.
« S’il est impossible de comparer la culture du lynchage ségrégationniste et la « chasse aux nazis » qui a eu lieu sur les réseaux sociaux, c’est toujours notre sens moral qui est remis en question. Car il arrive que la bonne intention permette de justifier des actes moralement répréhensibles. S’il y a bien un proverbe qui sied au doxxing, c’est celui-ci : l’enfer est pavé de bonnes intentions. »
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