Ils débarquent. Avec des idées, des désirs. Des frustrations et des revendications. Ils ont entre 15 et 30 ans, ils réfléchissent, proposent, agissent. Tout l’été, nous dresserons le portrait des moins de 30 ans qui feront demain. Aujourd’hui : Angèle Christin, docteur en sociologie à la New School de New York.
« J’ai su très jeune que je voulais faire de la socio. Jamais eu de doute là-dessus. » À l’âge où d’autres s’interrogent sur leur corps qui pousse ou la potentialité d’une carrière footballistique, Angèle Christin n’a d’yeux que pour Pierre Bourdieu. Attablée à une terrasse de café, la jeune femme de 31 ans rigole de sa bizarrerie d’alors. Pourtant c’est bien là où elle est aujourd’hui, sur les traces du penseur béarnais, à dire les inégalités existantes et comment elles se reproduisent. Exposer les mécanismes d’une situation qui à première vue semble inextricable, que cela concerne la comparution immédiate, l’américanisation du système universitaire français ou les métamorphoses du journalisme web.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Angèle s’est montrée déterminée : bac ES, prépa B/L à Henri IV, Ulm du premier coup. Tant pis pour les premières sorties entre copines, elle tend les bras à “l’éco-système” Normale Sup. Après un premier travail où elle plonge en immersion dans la gendarmerie de Gonesse, elle se frotte aux tribunaux à l’époque où les émeutes urbaines de 2005 entraînent un déferlement de condamnations en comparution immédiate. “On avait l’impression d’une justice au rabais pour les populations défavorisées. J’ai eu envie de dépassionner tout ça.”
Dépassionner sans s’engager
Elle s’installe neuf mois dans un tribunal de la banlieue parisienne aux côtés des magistrats et des avocats. Un temps réticents, ils se laissent appréhender par la jeune femme. Angèle Christin montre alors qu’il n’est pas question d’une justice de classe où l’on punirait les plus pauvres, mais plutôt d’un système où chaque décision prise contribue à reproduire les inégalités sociales.
« Le commissariat transmet au substitut du procureur le dossier d’un individu retrouvé avec du cannabis. Le procureur note qu’il habite dans une cité chaude et qu’il a été appréhendé avec un autre jeune homme fiché au grand banditisme. Ce ne sont que des petites choses, mais c’est inquiétant. La justice poursuit son action et envoie l’individu en comparution immédiate. Or, lorsque le dossier en arrive là, les chances d’aller en prison sont beaucoup plus élevées. C’est l’effet pervers du système. »
Elle qui avait été attirée par le côté militant de la sociologie garde la tête froide. « Nous ne sommes ni des consultants, ni des militants syndicalistes. » Son engagement passe plutôt par la transmission, comme lorsqu’elle tire un livre de cette expérience judiciaire ou qu’elle est invitée par le Syndicat national de la magistrature pour présenter ses conclusions.
Paris – New York
Le diplôme de Normale en poche, la Parisienne s’envole vers le campus bucolique de Princeton. Règne le même esprit communautaire, le côté auberge espagnole et professeurs stars en plus. Angèle s’y plaît et décroche une bourse de 5 ans de thèse. L’occasion pour elle de questionner le système universitaire international, lui aussi source de déchaînement passionnel.
“Il y a une pression énorme à l’internationalisation, les facs françaises sont très critiquées. Pourtant il y a des choses qui marchent très bien chez nous, ça ne sert à rien d’imiter les Américains à tout crin”.
La jeune femme écrit alors un manuel d’introduction à la sociologie américaine. Ce qui l’intéresse ? Mettre à jour la grande différence entre la socio française, qui veut dévoiler “la façon dont l’Etat participe à la reproduction des inégalités sociales”, et la socio US, qui démontre “l’inefficacité des marchés à l’origine des inégalités”.
La course au clic
Ce champ-là défriché, elle s’accorde une pause avant de s’intéresser à un domaine encore plus fluctuant pour sa thèse : le journalisme en ligne. “J’ai passé un an entre Paris et New York, j’avais suffisamment vu les écureuils du campus, rit-elle. Je voulais travailler sur une petite communauté de gens qui s’interrogent. Le journalisme s’est imposé”. Une industrie en crise, la précarisation de l’emploi en hausse, et au coeur même du job le questionnement du monde. De quoi satisfaire les appétits déconstructeurs d’Angèle Christin. D’autant qu’un élément lui saute aux yeux rapidement : le clic.
« Avec le clic, les rédacteurs en chef ont un retour en direct des articles qui marchent sur le web. Les objectifs de trafic sont devenus essentiels : mais si un article consacré aux chats fait 50 000 clics et une enquête politique 2 000, est-ce qu’il faut pour autant privilégier les chats ? On ne sait pas comment gagner de l’argent en préservant une ligne éditoriale de qualité. »
Christin compare la course à l’audience dans six salles de rédaction américaines et françaises. Un travail de longue haleine qui lui vaut les félicitations du jury à l’unanimité. Désormais docteure, elle part s’installer un an à la New School de New York, les yeux encore rivés sur les mutations du journalisme. De quoi s’interroger encore longuement sur les mécanismes d’un champ mouvant.
{"type":"Banniere-Basse"}