Alors qu’après quelques polémiques, France 3 diffuse ce soir en prime time “On connaît la chanson”, des artistes qui ont travaillé avec lui rendent hommage au réalisateur.
Bruno Podalydès : “Il veillait sur nous, nous protégeait”
J’ai rencontré Alain Resnais au moment où je préparais Le Mystère de la chambre jaune. Il avait vu un livret d’images que j’avais envoyé à mes collaborateurs pour l’élaboration des costumes et décors, où il avait repéré des influences aux romans populaires, à Gaston Leroux, Maurice Leblanc, Fantômas, Feuillade, tout un jardin de choses qui lui sont très chères. Il m’avait appelé pour me dire à quel point il était heureux de voir ces images se réanimer, et m’avait proposé de collaborer avec lui.
J’ai travaillé sur Pas sur la bouche, puis Cœurs et Vous n’avez encore rien vu, pour des interventions différentes : la création d’une bande-annonce, une fausse émission de télé intégrée dans Cœurs ou une adaptation libre d’Anouilh. J’avais à chaque fois l’impression de monter dans un bateau avec Sabine Azéma en cocapitaine, tant ils étaient soudés dans le travail. (…)
Ce qui était porteur et qui donnait du courage aux comédiens et artistes qui collaboraient avec Resnais, c’est qu’il vous choisissait pour vous-même, pour votre singularité, en acceptant d’office tout le côté hétéroclite, disparate, voire exogène que vous pouviez avoir par rapport à son propre champ de travail.
C’était galvanisant parce qu’il s’agissait d’être soi-même dans la pensée de Resnais, en voyant quel genre d’étincelle cela pouvait créer. Il avait aussi une capacité à accueillir dans son univers des talents très différents, et sans jugements de valeur, qu’il s’agisse d’artistes issus de la BD ou du roman populaire. Il s’intéressait à tout ce qui était vivant. C’est lui, par exemple, qui m’a converti aux séries télévisées : il m’avait confié très sérieusement que sa dernière grande expérience de cinéma, c’était d’avoir vu en un week-end toute la première saison de 24 heures. (…)
Si je devais choisir un film dans toute son œuvre, ce serait sans doute Smoking/No Smoking. C’est celui que je revois lorsque je suis déprimé, celui qui incarne le plus son art : le plaisir de jouer, le dialogue amical entre le théâtre et le cinéma, une forme d’écriture inimitable, une croyance amusée dans les décors. Et cette allégresse qui dit tout de Resnais. (…) Sa disparition me déstabilise. Il y avait une sorte de course entre son désir de film, son imaginaire perpétuellement au travail, et les souffrances de son corps. Mais aujourd’hui, la réalité a gagné, et j’ai l’impression de perdre un parent. Alain Resnais était quelqu’un qui veillait sur nous, les acteurs, les réalisateurs, il nous protégeait. Il y avait toujours cette chemise rouge qui, en secret, veillait sur nous.
Propos recueillis par Romain Blondeau
Jean Gruault : “Un vrai travail solidaire”
C’est étrange parce que deux jours avant sa mort, la chaise de mon bureau sur laquelle Alain Resnais s’est assis pendant neuf ans s’est démolie et je l’ai foutue en l’air. Je garde un souvenir très agréable de nos collaborations. Je m’étais rapproché de lui car j’étais fasciné par son côté expérimental, j’avais le sentiment qu’il ne faisait pas des films comme les autres. Et travailler avec Resnais était beaucoup plus passionnant qu’avec Truffaut ou Rossellini : on écrivait le scénario en dialoguant, au fur et à mesure, avec des révisions, des relectures, des relances. C’était un vrai travail solidaire : Mon oncle d’Amérique ou La Vie est un roman sont ainsi constitués de beaucoup de nos souvenirs communs.
Dans le privé, Alain Resnais était un homme vraiment mystérieux, et nous n’avons pas partagé la même amitié qu’avec Truffaut par exemple. De temps en temps, il se confiait sur certaines choses, mais il avait un caractère de Breton, il était très secret. Je me suis peu à peu désintéressé de son cinéma avec les années, disons depuis Smoking/No Smoking. En réalité, je crois que je ne suis pas béat d’admiration devant son oeuvre. Je lui reconnais quelques films épatants, comme Hiroshima mon amour. Mais il faut bien avouer qu’il lui est aussi arrivé de faire des films franchement ridicules.
Propos recueillis par R. B.
André Dussollier : “Une famille très ouverte”
Mon premier contact avec Alain remonte au début des années 70, une dizaine d’années avant que je ne tourne avec lui pour la première fois. Il m’avait proposé un rôle dans Stavisky (1974) et je n’avais pas pu accepter car le tournage tombait en même temps qu’un projet du TNP sur lequel j’étais engagé. J’en étais très déçu. Je dois à Fanny Ardant qu’il m’ait recontacté pour La vie est un roman (1983). Il hésitait et elle l’a convaincu. Mais le film vraiment déclencheur de cette relation de confiance et de fidélité qui fut la nôtre est le suivant, Mélo (1986). Je n’avais jamais eu je crois un rôle aussi fort, aussi important. Et j’étais très impressionné par sa façon de travailler.
Je me souviens qu’à la lecture de la pièce de Bernstein dont le film est adapté, j’avais été gêné par des indications scéniques qui précisaient que je devais me déplacer. Je n’en voyais pas la nécessité. Il m’a laissé ne pas bouger mais il a modifié sa mise en scène. La caméra s’est mise à pivoter autour de nous alors que la lumière s’éteint derrière moi. L’effet de mise en scène était très simple mais saisissant. Son écriture était d’une grande sensibilité, d’une grande intelligence et toujours du côté de l’innovation. A partir de Mélo, je le croisais régulièrement dans la vie. Il adorait le spectacle, le théâtre. C’était un homme très facétieux. Avec Pierre (Arditi), Sabine (Azéma), nous avions bien sûr le sentiment de constituer une petite famille de travail. Mais une famille très ouverte, qui accueillait régulièrement de nouveaux membres : Lambert Wilson, Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos, Sandrine Kiberlain…
Rien n’était plus important pour Alain que l’étonnement. Il voulait que ces films surprennent, il voulait que ses comédiens le surprennent. Nous savions qu’il nous faisait confiance, mais rien n’était routinier. Nous avions l’injonction de le surprendre. Il réfutait évidemment beaucoup cela, en s’abritant derrière le fait que tous ses scénarios étaient écrits par d’autres, mais il parlait beaucoup de lui dans ses films. Avec le théâtre d’Alan Ayckbourn (Smoking/No Smoking, Coeurs, Aimer, boire et chanter), il a trouvé l’angle parfait pour parler de sa vie avec drôlerie et pathétique, tout en étant masqué. Et d’une certaine façon jusqu’à sa disparition. Car ce qui arrive aujourd’hui est déjà inscrit dans ses deux derniers films.
Propos recueillis par Jean-Marc Lalanne
Agnès Varda : “Il m’a appris à oser être radicale”
Nous perdons tous un grand cinéaste et je perds un ami lointain. En 1954, Resnais avait accepté de faire le montage de mon premier film, La Pointe courte. Je n’oublierai jamais sa ponctualité, sa patience et son respect pour mon film maladroit. Il m’a appris à oser être radicale. C’est sa générosité qui m’a le plus impressionnée dans cette aventure de cinéma, où l’argent manquait. Alain Resnais a beaucoup compté pour moi à un âge où on se cherche encore. Nous avons partagé le goût du surréalisme, de la peinture italienne et des jeux de mots, voire des calembours.
Il arrivait chez moi à vélo pour faire le montage. J’ai connu Chris Marker à la même époque. Il arrivait à moto. Nous étions tous les trois complices d’une certaine idée du cinéma. Tous deux avaient six ans de plus que moi, à cet âge-là, ça compte ! C’est bien loin ! Le voilà parti, je pense à ses proches, à sa famille d’acteurs. Il a en tout cas prouvé qu’il aimait être cinéaste jusqu’au bout de sa vie
Sandrine Kiberlain : “Un très grand vivant”
J’ai longtemps rêvé de rencontrer Alain Resnais. Il y a cinq ou six ans, je lui ai écrit une lettre pour lui dire à quel point je l’admirais, à quel point certains de ses films ont compté dans ma vie. Il ne m’a pas répondu, et d’ailleurs je n’attendais pas vraiment de réponse. Jusqu’à ce qu’il m’appelle l’an dernier en me disant qu’il avait bien reçu ma lettre et que sa réponse était le personnage de Monica dans Aimer, boire et chanter. Ce qui m’impressionne chez lui, c’est la variété de son inspiration. Chaque film est un prototype, trouve une forme qui n’est qu’à lui. Et en même temps, alors que les films sont très différents, on se sent vraiment chez lui. Sa patte est partout. En le rencontrant, j’ai eu le sentiment que c’était le monde à l’envers. Il est d’une impressionnante timidité, d’une grande humilité. Avec en même temps un esprit d’ado, ultrajoueur. C’est peut-être l’homme le plus créatif que j’ai rencontré. Il inventait tout le temps. Il était en train de travailler sur son prochain film. Beaucoup de films d’Alain ont parlé de la mort. Je suis heureuse que le dernier, Aimer, boire et chanter, ressemble vraiment à ce qu’il était lorsqu’on le rencontrait : le film d’un cinéaste qui adorait la vie, le film d’un très grand vivant.
Propos recueillis par J.-M. L.