Alors que se prépare la prochaine édition de la biennale d’art contemporain Manifesta à Saint-Pétersbourg, artistes et commissaires s’interrogent sur l’attitude à tenir face à un positionnement russe de plus en plus intenable.
Y aller ou pas ? Telle est la question que se sont posé, contraints et forcés, les curateurs de la prochaine Manifesta programmée pour le 28 juin prochain à Saint Petersbourg à l’occasion du 250e anniversaire du Musée de L’Ermitage.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Bref rappel des faits : Manifesta, qui fête cette année ses vingt ans, est une biennale d’art contemporain itinérante à fort coefficient politique. Avec un commissariat tournant, un vrai travail prospectif et la volonté toujours renouvelée d’interroger le potentiel politique des œuvres d’art, elle a déjà fait escale à Rotterdam, Ljubljana, Francfort ou Murcia – entre autres – ainsi qu’à Genk, lors de sa dernière édition, dans une ancienne région minière de Belgique. Cette année donc, c’est à Saint-Pétersbourg que doit s’établir la manifestation, sous la houlette de l’Allemand Kasper König, commissaire général et de la curatrice polonaise Joanna Warsza, en charge de la programmation dans la ville.
Or le choix de cette destination pose problème depuis plusieurs mois. Notamment aux nombreux activiste et acteurs du champ de l’art qui demandaient il y a quelques mois un changement de site en dénonçant les lois homophobes adoptées par la Russie. Il y a quelques jours, la tension est encore montée d’un cran avec l’invasion de la Crimée par la Russie. Signée par un milliers de personnalités du monde de l’art, une pétition a appelé Kasper König à suspendre le projet jusqu’au retrait des troupes russes en Ukraine.
« Annuler le projet intervient dans l’escalade de la rhétorique de la ‘guerre froide' »
Réponse de l’intéressé le 11 mars dernier : « Nous croyons qu’annuler le projet intervient directement dans l’escalade de la rhétorique de la ‘guerre froide’ et échoue à reconnaître la complexité géo-politique. Manifesta 10 fait partie d’un processus qui engage l’art, la discussion publique, l’éducation et les programmes culturels et opère comme plate-forme pour un engagement critique où les complexités et les contradictions sont permises et explorées ». En clair, Manifesta Saint-Pétersbourg aura bien lieu.
Quant à la curatrice polonaise Joanna Warsza (co-commissaire de la Biennale de Berlin en 2012 et commissaire générale du pavillon géorgien lors de la dernière Biennale de Venise), visiblement très affectée par la situation, elle a posté de son côté sur Facebook un long message dont nous livrons ici un extrait : « en tant que curatrice ayant travaillé dans de nombreux pays post-soviétique comme l’Ukraine ou la Géorgie, je veux témoigner de ce que signifie travailler actuellement en Russie, tout en étant évidemment géopolitiquement et émotionnellement affectée par la présente crise. Élevée en Pologne dans un climat ‘russo- sceptique’, j’étais heureuse d’être invitée par Kasper König à rejoindre l’équipe de Saint-Pétersbourg il y a seulement quelques mois. J’ai soutenu l’idée que pour la première fois, Manifesta ne se tienne pas dans le contexte apaisé de l’Europe de l’Ouest mais relève le défi de confronter un art contemporain critique et les idées de notre temps aux collections de l’Ermitage et au contexte russe en général. (…) J’ai invité un certain nombre d’artistes originaires des républiques post-soviétique et post-communiste particulièrement sensibles à la situation socio- politique actuelle. Ils viennent précisément de villes comme Vilnius, Tallinn ou Kiev, accessibles grâce à une ligne ferroviaire (la première en Russie à relier l’Est et l’Ouest) dont le terminus se trouve à la gare Vitebski à Saint-Pétersbourg (…). Dans cette situation très tendue liée aux appels au boycott du projet, tout en travaillant avec les artistes, nous sommes aujourd’hui confrontés à l’ancien dilemme politique : engagement ou désengagement ? Si nous nous opposons aujourd’hui clairement à l’intervention militaire russe en Crimée et à la position du gouvernement russe, nous nous opposons également à un discours européo-centré plein de supériorité. (…) Je crois que tant que nous pourrons travailler de manière complexe et responsable, tant que nous – curateurs, artistes, équipes – ne seront pas exposés à l’autocensure, et ne subiront ni intimidation ni restrictions, nous continuerons. »
Le collectif russe Chto Delat, fondé en 2003 à Saint-Pétersbourg justement, et qui depuis déploie partout dans le monde ses interventions urbaines ou éditoriales (par le biais de sa revue bilingue) sur le mode du détournement ou re-enactement, a de son côté fait état de sa position complexe qui dit bien toute la difficulté aujourd’hui des acteurs culturels engagés en Russie. « Vous savez que nous ne soutenons pas l’idée de boycotter Manifesta 10, parce que nous croyons que Manifesta devrait être engagée de façon productive dans le développement d’une sphère publique démocratique et alternative. Pour notre part, nous faisons de notre mieux pour produire une contribution forte et légitime à ce projet », ont ainsi publié les membres du collectif, avant d’ajouter :
« Manifesta n’a jamais été et ne peut pas être une exposition gentille et polie, non plus qu’un village à la Potemkine, dessinée à embellir la réputation de l’état Russe (comme si on pouvait encore parler de ‘réputation’). Dans ce moment crucial, nous faisons appel à Manifesta et à l’Ermitage, et leur demandons de faire entendre haut leur voix en faveur des manifestations contre la guerre en Russie »*.
Claire Moulène
*traduction et tribune publiée le 11 mars sur le blog d’Elisabeth Lebovici
{"type":"Banniere-Basse"}