Edouard Louis, stupéfait de la violence des attaques du Nouvel Obs répond.
Quelle a été votre réaction face à cette enquête ?
Edouard Louis – J’ai été stupéfait et interpellé par la violence de cet article, non pas tant à mon égard, mais par la violence même du dispositif. Il stigmatise les individus qu’il va voir. Il prétend leur donner la parole, mais il la leur arrache, intègre leurs dires dans un certain contexte. Il somme ma mère de se reconnaître dans le livre alors que tout le dispositif d’écriture de mon roman a consisté à désingulariser, à ne pas mettre la lumière sur des individus, mais sur des discours, des structures, des mécanismes qui dépassent l’individu.
Un tel article aurait-il pu être écrit si vous étiez issu d’un autre milieu ?
Le journaliste de L’Obs fait une comparaison avec la publication de La Recherche, en évoquant les comtesses parisiennes qui craignaient de s’y reconnaître. Mais personne n’est allé les voir, ces comtesses. Le journaliste se permet des choses à l’égard des classes populaires qu’il ne se serait pas permis à l’égard des dominants. C’est l’expression d’un racisme de classe insupportable. Un autre geste violent consiste à s’interroger sur le transfuge de classe comme si derrière sa trajectoire, il y avait toujours un secret, une part sombre.
La reproduction sociale, ce n’est pas seulement le fait de l’Etat ou de l’école, c’est aussi les discours que chacun relaie plus ou moins inconsciemment : « Pourquoi avoir trahi ? Pourquoi avoir renié ? », comme un effort acharné pour vous remettre à votre place… Et puis, enfin, il y a le rappel à l’ordre familial : « Comment renier les siens ? », comme si les « vôtres » étaient forcément la famille. Si même des médias de gauche tiennent ces discours, il ne faut pas s’étonner du succès de la Manif pour tous.
Est-ce que cette polémique est aussi liée à la dimension autobiographique de votre roman ?
Oui. Au début de la réception de mon roman, j’ai défendu la liberté de l’écrivain – essentielle – et je me suis insurgé contre cette tendance des forces institutionnalisées à s’emparer de la création. Mais a posteriori, je m’aperçois que ce qui gêne dans mon roman, son aspect le plus subversif peut-être, c’est de dire que ce que j’écris a été vécu. Et ce que j’écris a été vécu. Alors des journalistes vont dans le village de mon enfance pour « aller voir », autre procédé raciste et populiste qui constitue la parole populaire comme plus vraie, plus authentique.
Mais précisément, les vérités que j’ai essayé de mettre à jour, je n’ai pu les mettre à jour que par le travail littéraire, stylistique, formel, un travail sur la langue, sur la ponctuation, etc. qui déplace les perceptions et tente de montrer ce qu’on ne voit pas, de faire entendre des voix que l’on n’entend pas, des manières de parler que l’on ne connaît pas. Dans le cas de mon livre, c’est parce que c’est littéraire que c’est vrai. Ce qu’on appelle la réalité n’a rien à nous offrir. C’est comme l’espace social présenté par Bourdieu dans La Distinction ou les idéaux-types de Max Weber : c’est par un travail de construction, de mise en forme, littéraire ou autre, qu’on arrive à voir des réalités qui échappent aux individus.