En juin dernier, des joueuses ont regretté l’absence de personnages féminins dans le prochain “Assassin’s Creed”. Des revendications qui viennent bousculer un milieu réfractaire au changement, mais paradoxalement en pleine évolution. Analyse de Douglas Alves, professeur d’histoire du jeu vidéo.
Qu’avez-vous pensé de la récente polémique soulevée par certaines joueuses, qui se plaignaient qu’il n’y ait pas de personnages féminins jouables dans le prochain Assassin’s Creed, malgré un mode multijoueur?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Douglas Alves – Les gens d’Ubisoft ont été très maladroits. C’est un tweet de quelqu’un de chez eux qui a mis le feu aux poudres, où il affirmait que “cela aurait pris plus de temps de modéliser une femme”. L’histoire est partie de là, alors que c’est un peu n’importe quoi. C’est quand même symptomatique de ce qu’il se passe depuis quelques mois dans le jeu vidéo. Au niveau international, il y a beaucoup de joueuses féministes qui parlent de jeux vidéo et montent au créneau. Mais je pense que c’est normal, c’est un média qui, à la base, est créé essentiellement par des hommes.
Depuis quand les femmes ont-elles commencé à jouer quasiment autant que les hommes ?
Etant parisien et dans le jeu vidéo depuis très longtemps, j’ai toujours connu beaucoup de joueuses. En revanche, contrairement aux garçons, elles se déplaçaient beaucoup moins, que ce soit dans les magasins ou dans des conventions. Elles disaient aussi moins que les garçons qu’elles étaient des “joueuses”.
Est-ce que les joueurs hommes seraient rebutés par l’idée de jouer des personnages féminins ? On donne toujours l’exemple de Lara Croft…
Pour ceux avec qui je jouais dans les années 1990, le sexe du personnage n’était pas un critère principal. Je pense que c’est surtout important selon les types de jeu. Ça commence à prendre de l’importance quand il y a un jeu du style plutôt « narratif », où la personnalité du personnage et la manière dont il/elle interagît avec son environnement comptent.
Est-ce qu’on aurait pu s’attendre à voir un personnage féminin dans “GTAV” ?
Moi j’aurais trouvé ça super intéressant. On en est quand même au cinquième épisode, et il n’y a pas eu un seul personnage féminin principal. En tant que joueur, j’aurais trouvé ça bien, parce que ce jeu est en partie narratif. Et un personnage féminin aurait apporté des choses dans le scénario que ne peut pas apporter un personnage masculin à l’histoire du jeu. Mais je n’ai pas envie d’avoir une héroïne féminine, juste pour répondre à un quota… J’en ai envie parce qu’elle pourrait faire des choses nouvelles que les hommes ne font pas dans le jeu.
Beaucoup de gens disent que rajouter une femme ne serait pas « réaliste »…
Je ne suis pas de cet avis. Pourquoi pas une fille dans GTA ? Il y en a eu, des gangsters et des délinquantes femmes. Je ne vois pas où est le problème. Dans Assassin’s Creed, on pourrait donner cet argument de “volonté historique”, mais je ne pense pas qu’il soit valable, vu que le jeu n’est pas à 100 % “historique”, justement. Ils ont pris énormément de libertés, et même si on se balade dans les époques, il y a quand même beaucoup de choses qui ne sont pas fidèles à l’Histoire.
Ceux qui s’agacent des revendications des joueuses le font aussi parce qu’ils ont l’impression qu’on leur enlèverait ce côté « niche » qu’avait le jeu vidéo il y a vingt ans. Est-ce quelque chose qui est en train de changer ?
Le jeu vidéo est clairement en train de changer, mais pas seulement parce que des filles jouent ! Comme dans toute évolution de média, il y a eu de nombreux changements. Comme l’arrivée de la 3D, vers la fin des années 1990, qui a changé le design et la façon de concevoir des jeux. Et déjà une partie des joueurs (notamment la plupart des joueurs qui jouent au “retrogaming” aujourd’hui) n’avaient pas accepté cette évolution.
Aujourd’hui, le jeu vidéo est en train de devenir “adulte”, dans le sens où l’ont trouve par exemple aujourd’hui des jeux avec une fin ouverte, qui est donc sujette à interprétation, ou qui change suivant la manière de jouer du joueur. Le jeu vidéo est un média vraiment multiforme qui est en train de murir. Alors effectivement, les joueurs historiques ont une réaction épidermique au changement. Rajoutez en plus la vague féministe dans le tas… Je comprends qu’ils aient une réaction un peu basique comme ça, mais elle n’est pas du tout réfléchie.
Les jeux n’étaient pas « adultes », avant ?
Les jeux vidéo ont commencé grâce à la rencontre de gens qui fantasmaient sur la technologie informatique. Les premiers créateurs de jeux vidéo avaient acheté des ordinateurs sur lesquels il n’y avait rien, aucun programme : il fallait tout construire. Ils ont appris à programmer, et ils ont créé des jeux directement issus de leurs fantasmes. Ils ne les ont pas pensés comme des œuvres artistiques avec un message à faire passer. Ça partait complètement dans le fantasme, venant de créateurs masculins à la base.
Plus on avance dans l’histoire du jeu vidéo, plus il est devenu grand public et s’est adressé à des franges différentes de la population. De la création (comme Minecraft) à la simulation (par exemple apprendre à piloter un avion), le média est devenu très large, et s’ouvre à tous les types de joueurs. Ça s’élargit de plus en plus : dans cinquante ans, on ne se posera plus la question. Tout le monde aura son style de jeu vidéo. C’est pour ça que c’est assez amusant de voir tous ces débats, vu que c’est quelque chose qui va encore beaucoup évoluer.
Y a-t-il également du changement du côté des entreprises ?
C’est le même problème qu’au cinéma. Les gros jeux, comme Assassin’s Creed, nécessitent beaucoup de budget. Donc ils vont essayer de toucher le plus large public possible. C’est exactement pareil que le cinéma hollywoodien; on a des gros blockbusters comme Transformers, où l’on va au plus basique, au plus simple, parce que faire quelque chose d’original est considéré comme une prise de risque. A côté de ça, il y a toute la scène des jeux indépendants, qui prennent des risques et font évoluer le média.
Cela peut-il s’améliorer ?
A mon avis, s’il n’y a pas de personnages féminins, c’est en général parce que les décisionnaires n’y ont même pas pensé. C’est peut-être une question d’habitude : Il y avait tellement de personnages masculins que certains créateurs ne se posent même pas la question. Et je pense qu’étant plus nombreuses dans les équipes créatives les filles ne manqueront pas de réagir, ça fera beaucoup de bien.
Il y a une augmentation du nombre de femmes qui travaillent dans l’industrie du jeu vidéo, même si elle est faible. Je pense qu’au niveau création, on atteint pour l’instant les 10 % de femmes… C’est vrai que c’est peu. Mais il y en a qui sont à des hauts postes, de chef de projet ou de graphiste. Je suis très optimiste, je le vois d’ailleurs avec mes élèves. D’année en année, on a de plus en plus de filles dans le jeu vidéo. Il n’y a pas de raison que ça ne s’améliore pas.
{"type":"Banniere-Basse"}