Qu’on se le dise, Monsieur Bors’ est de retour. Son second album solo, le futur d’Ärsenik, les années Secteur Ä, son regard sur le rap actuel, sur Gainsbourg et les peintures de Basquiat, Lino dit tout.
Pas de repos pour les braves. En pleine période estivale, Lino nous a donné rendez-vous à deux pas de la place de l’Etoile. Le rappeur d’Ärsenik (le groupe qu’il a lancé avec son frère Calbo, il y a plus de vingt piges) nous reçoit dans les locaux de Tefa, son producteur. Sur les murs, trônent les portraits d’illustres rappeurs – peints par La Fille du Voisin – qui ont bossé dans ces studios (Oxmo Puccino, Kery James, et bien sûr Lino). Après avoir multiplié les featurings avec tous les Mc’s de France et de Navarre, monsieur Bors’ finalise en catimini son deuxième album solo. Un missile qui sera placé sur orbite à l’automne si toutes les conditions météorologiques sont réunies.
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Celui qui est considéré (à juste titre) comme l’un des meilleurs lyricistes de sa génération se fait attendre. Pour nous faire patienter, Tefa pianote sur sa console de mixage et balance en exclu deux futurs morceaux clippés du Bors’. Tout commence par « VLB », un hommage à Villiers-Le-Bel (sa ville d’origine) et à la vie quotidienne dans les quartiers. S’ensuit : « Wolfgang », un morceau sombre (que l’on avait déjà entendu sur le projet Radio Bitume) dans lequel Lino enchaîne les punchlines (« Si les hommes naissent pour mourir, les requiem seront des berceuses » – génie) sur un air de violon. La preuve que même si Lino est en retard, il dispose encore d’une longueur d’avance sur la concurrence. Quand son accent et son rire inimitable se font entendre à l’entrée des studios, on sait que l’entretien va pouvoir débuter. Lunettes baissées, Bors’ parle de ses projets, de l’évolution du rap, de Gainsbourg et de Basquiat…
On annonce comme imminente la sortie de ton deuxième album solo, est-il terminé ?
Lino – Oui, la sortie est prévue pour l’automne. Je le prépare depuis pas mal de temps. Je pense qu’il est dans la lignée de ce que je suis et de ce que j’aime faire. Ceux qui me connaissent ne seront pas surpris.
On a pu avoir une première mise en bouche avec la sortie de ton clip « Douzième lettre » dans lequel on retrouve de nombreux rappeurs. A contrario de ceux qui font l’apologie de la violence et des clashs, est-ce que tu as souhaité envoyer un message d’unité ?
Je n’ai jamais fait l’apologie de la violence, je ne vais pas commencer à 40 berges. Je ne me suis pas assigné de mission, je ne suis pas un évangéliste. Dans ma vie, je n’ai jamais joué au voyou donc il n’y a pas de raisons pour que je joue les gangsters dans mes morceaux.
Dans ce clip, on assiste tout de même à la réunion de nombreuses chapelles du rap français. Ce n’est pas un contre-pied aux nombreux clashs qui ont émaillé le rap français, cette année ?
C’est vrai qu’on a essayé de présenter le rap français dans toute sa diversité de courants mais je ne suis pas hostile aux clashs. Le problème, c’est que c’est devenu une figure imposée. Des clashs, il y en a toujours eu : Jay-Z/Nas, 50Cent/Rick Ross sans parler de Biggie et 2 Pac. On s’inspire toujours des Etats-Unis en disant que c’est mieux là-bas mais ils en ont connu également. Il y a toujours eu des clashs dans le rap. On ne va pas se mentir, le rap est une musique violente, voire « virile ». Elle a été bâtie par des mecs qui ont grandi dans un environnement violent. Si un mec t’insulte, tu ne vas pas te laisser faire, c’est la règle d’or. Le problème, aujourd’hui, c’est que les rappeurs inventent des clashs bidons pour exister et que les médias mainstream se focalisent sur la violence du rap au lieu de s’attarder sur nos textes.
Comment en es-tu venu au rap ?
Un peu par hasard. Je n’ai pas voulu être rappeur, contrairement aux jeunes actuels, qui savent ce que cette musique représente. Nous, à l’époque, quand on a commencé, on ne savait pas vers quoi on se dirigeait. Nous sommes venus au rap par le hip hop et sa culture. On a tagué, dansé, et puis on s’est mis à rapper.
Quand tu étais jeune, tu voulais faire quoi ?
Contractuel, j’ai toujours rêver de distribuer des PV (rires). Non, j’ai toujours voulu être réalisateur de films depuis que j’ai l’âge de 6 ans. Le hip-hop m’a amené à faire du rap et le succès m’a entrainé à faire d’autres disques mais au départ, je n’étais pas prédestiné à ça.
Tu n’as pas l’impression que le rap français a justement perdu sa culture hip-hop ?
C’est vrai qu’aujourd’hui, les jeunes veulent tout de suite être rappeur. Ils savent ce que ça représente. Aujourd’hui, un gamin peut te dire : « J’ai vu Maitre Gims et j’ai envie d’être rappeur car il vend énormément de disques ». On est passé directement des halls au studio d’enregistrement. On s’en foutait de savoir si on pouvait en vivre, ce qui nous intéressait c’était la musique, pas le business derrière.
Quelle est la culture qui entoure le rap actuel ?
C’est la télé réalité : Nabilla, le nombre de vues sur YouTube, la visibilité par Facebook et Twitter. Nous ne sommes plus dans la performance artistique, on est dans le nombrilisme et le nombre de clics. « J’ai des vues donc je suis », « J’existe parce que j’ai 10 000 followers ou 50 000 fans Facebook ». La performance artistique n’est plus prioritaire.
Est-ce que tu as été surpris par le succès du premier album d’Ärsenik (double disque d’or), « Quelques gouttes suffisent » ?
Non, nous ne nous sommes pas pris la tête. Ce rap c’était quelque chose que l’on produisait depuis longtemps dans les MJC (Abréviation pour désigner Les Maisons des jeunes et de la culture NDLR). D’un seul coup, on est payé pour faire ça. C’était génial et ce n’était pas plus compliqué que par le passé. Au collèe, au lycée, on rappait déjà. J’ai commencé avec mon frère Calbo et mon cousin Tony car on vivait dans la même baraque. On avait un autre pote qui s’appelait Réty qui s’est joint à l’aventure. Avant Ärsenik, on possédait un groupe local mais on arrivait à se produire à l’étranger. On a même été joué jusqu’en Hongrie frère (rires).
Quelle est l’histoire du morceau Affaire de famille ?
On a changé deux fois le refrain. Au départ, nous avions travaillé avec Leeroy Kesiah du Saïan Supa Crew, c’est pour ça qu’on l’entend quand même sur le titre. Et puis Gynéco débarque avec le morceau A Family Affair de Sly. On a tout de suite accroché. Assia, qui était dans le coin, a fait une reprise du refrain de Sly. C’était parti.
Est-ce qu’il a été difficile d’enchaîner après un album rentré directement au panthéon du rap français ?
Quand tu fais un classique, les gens jugeront toujours ta carrière à l’aune de ce classique. Du coup, tu cours après ton cul en quelque sorte (rires). Ce n’est pas évident car tu ne pourras jamais reproduire ce que tu as fait. Tous les éléments que tu as mis dans ce disque ne t’appartiennent plus, tu évolues. Les gens souhaitent toujours retrouver la personne qu’ils ont connue sur un disque mais ce n’est plus la même. Un succès te transforme socialement. Même physiquement, j’ai évolué, je n’ai plus la même tronche que lorsque j’avais 22 piges.
Tu as l’impression que le rap français a perdu son identité propre ?
Oui quand nous sommes arrivés, on pouvait vraiment parler de rap français. Nous nous sommes inspirés de ce qu’il se passait aux Etats-unis mais on posait notre propre marque de fabique ensuite. Aujourd’hui, les rappeurs français plagient intégralement le rap US. Les mecs pompent le flows, les refrains, les clips et les fringues. Avant on essayait d’avoir une identité française, on mettait du Lacoste par exemple. Dans les instrus, l’utilisation du piano, du violon s’est développée dans le rap français à cette époque là. Il correspondait bien à la langue française qui est une langue complexe avec des mots très longs contrairement à l’anglais. C’est d’ailleurs plus facile d’avoir un style en anglais qu’en français. Quand tu passes de « check » à « regarde », tu te rends compte que c’est compliqué (rires). C’est vraiment deux langues très différentes. Les sonorités ne sont pas les mêmes. Le français s’adaptait bien à la mélancolie, au violon. On avait une identité qui nous était propre. Aujourd’hui c’est beaucoup plus américanisé, le rap français a perdu son identité.
Comment tu trouves l’inspiration pour écrire tes textes ?
Il y a toujours une phrase forte qui m’intéresse et qui finit par déclencher un texte. Dès fois, j’ai des chansons imposées donc je gamberge sur un thème. J’essaye de puiser dans mon environnement culturel. Je m’inspire de tout ce qui m’entoure : musique, ciné, lectures.
Est-ce que tu penses que le rap continue d’être un reflet de la société ?
Bien sûr, la spécificité du rap c’est qu’il est branché directement à la société. C’était le cas par le passé et c’est encore le cas, aujourd’hui. La société est ultra individuelle, ultra capitaliste et le rap actuel ressemble à cela. Avant, c’était sans doute plus ouvert, il y avait une conscience. Nous n’étions pas en période de crise et il y avait plus d’oseille qui tournait. Les rappeurs avaient le temps de se cultiver et de porter un regard plus réfléchi. Aujourd’hui les mecs disent : « Je m’en bats les couilles, je veux de l’oseille ». Sans doute parce qu’il y en a moins. Les rappeurs fonctionnent de manière individuelle. Avant dans le rap, tu avais beaucoup de collectifs et de groupes. Aujourd’hui, quand tu regardes, il n’en existe quasiment plus.
Est-ce que les médias n’en ont pas trop demandé aux rappeurs en leur assignant un rôle social, celui d’être les porte parole des banlieues ?
Oui bien sûr, tout le monde ne peut pas être porte-parole. Dans le nouvel album, je dis à un moment que je suis « un leader qui refuse ses responsabilités ». Ce n’est pas un effet de style, je dis la vérité, je n’ai pas envie de représenter qui que ce soit. Un artiste fait ce qu’il est. Tout le monde n’a pas l’intelligence de s’exprimer sur les problèmes sociaux et politiques que rencontrent les quartiers. C’est comme lorsqu’on demande aux sportifs de s’exprimer. Tu ne vas pas demander à Ribéry de s’exprimer sur la situation économique de Boulogne-sur-Mer. Il est bon balle au pied, c’est déjà pas mal.
L’attente que l’on peut avoir vis-à-vis des rappeurs vient du fait qu’ils relaient le message des quartiers dans leurs textes…
Oui mais le rap ça reste de l’art, ça peut pas être de la musique associative. Le rap est l’expression d’une colère mais cette colère n’est pas toujours réfléchie. Il ne faut pas toujours intellectualiser le propos des rappeurs. Si le mec a les capacités intellectuels pour prendre la parole, c’est parfait, mais ils n’en ont pas tous les capacités. Mais même dans la « variet' », il y a des types stupides et on ne leur demande pas de s’exprimer sur la situation politique du pays.
Tu as réalisé beaucoup de featuring tout au long de ta carrière, on pense notamment à ton couplet génial dans « La loi du point final » d’Oxmo. Est-ce qu’ils ne se sont pas faits au détriment de tes albums solo ?
Non, je pense pas. Je ne regrette rien, rien de rien, je suis comme Edith Piaf (rires). Je fais ça facilement. Tous les featuring ont une histoire.
Est-ce qu’il y a un artiste avec qui tu aurais rêvé de faire un feat ?
Ouais, Steeve Wonder ou Marvin Gaye (rires). J’aime la soul, c’est comme ça.
En 2012, un projet baptisé « Radio Bitume » regroupant des maquettes et morceaux inachevés et non mixés, sont sortis sans ton consentement. Tu l’as regretté ?
Oui, j’avais fait une vidéo pour expliquer un peu ce qui s’était passé. C’est un regret car je pense que ça aurait pu être une mixtape, plus carrée. Le mec avec qui j’ai bossé, était dans des deadline bizarres, ils se prenaient la tête pour le sortir à tout prix et il y avait plein de trucs qui n’étaient pas encore finalisés.
A quand un troisième album d’Ärsenik ?
On l’a fait, il était enregistré. On avait tous les titres. Il n’est pas sorti parce que je le trouvais pas super bon. Il n’était pas à la hauteur des deux précédents. Je suis assez perfectionniste, c’est peut-être un handicap (rires).
Pourquoi il y a eu aussi peu d’apparitions avec ton frère Calbo ces dernières années ?
Parce que j’ai fait beaucoup de featuring avec d’autres artistes mais on a fait des titres en commun. Il sera d’ailleurs présent sur mon album solo.
Il en reste quelque chose ?
Oui, on a encore toutes les pistes. Il y a quelques bons titres. Peut-être qu’on les sortira un jour.
Ça peut être des éléments de travail sur lesquels vous vous appuyez pour le prochain album ?
Non sur le troisième, on repartira d’une feuille blanche.
Comment l’album pourrait-il s’intituler ?
Quelques doutes subsistent.
Tu penses que tu peux inciter des gens à réécouter du rap ?
Je l’espère. Dans un morceau de mon futur album, je dis que « les trentenaires vont pouvoir rallumer leur radio ». Tous les mecs de ma génération ont baigné dans le rap et beaucoup l’ont déserté parce qu’ils souhaitaient un truc plus qualitatif que ce qui passe actuellement sur les ondes. On a plus l’âge d’aimer des trucs avec des gimmicks sans substances. Il nous faut quelque chose de plus consistant, qui donne à penser. Si je peux en convaincre quelques uns, c’est cool. Mais mon rap est pour tout le monde.
Est-ce que tu penses qu’il y a encore un créneau pour un artiste avec des textes très travaillés comme les tiens ?
Quand j’avais 16-17 ans, j’écoutais IAM et leurs « trucs d’égyptiens », et je n’y comprenais rien. C’était super compliqué pour un môme. Je pigeais un mot sur deux mais je kiffais. Il faut que les jeunes fassent l’effort de rentrer dans un univers plus complexe. Ils se contentent trop souvent d’un rap mâché, prêt à écouter. J’appelle ça de la fast-food musique. Il faut écouter mes morceaux plusieurs fois pour les comprendre. La première fois que j’ai écouté le dernier de Kendrick Lamar, je n’ai pas trop accroché. J’ai du l’écouter à plusieurs reprises pour comprendre où il voulait en venir. Maintenant j’ai la conviction que c’est un putain d’album. Le problème de nos jours c’est que l’on ne donne plus sa chance aux albums. S’il se foire au bout de la première semaine, il n’existe plus.
Un morceau de Lino sans une grosse punchline à l’intérieur, ça ne serait pas un morceau de Lino. Comment fais-tu pour être aussi régulier sur ce terrain ?
Quand j’ai commencé à rapper, on a jamais pensé en termes de punchlines. C’est récemment que les mecs parlent de punchlines à tout va. A notre époque, c’était normal de faire ce genre de choses. Aujourd’hui les mecs cherchent tellement à faire des punchlines qu’ils n’en font pas.
Est-ce que tu pourrais interpréter des textes qu’on aurait écrit pour toi ?
J’aurais plus de mal car je suis pointilleux. Mais par contre il y a des textes de mecs que j’aurais bien aimé écrire. Retour aux pyramides d’X-Men par exemple. Le couplet d’Ill…J’aurais adoré en avoir eu l’idée.
Qu’est-ce qui manque au rap actuel ? D’une éminence grise comme Kenzy (manager du Ministère A.M.E.R et membre du Secteur Ä) ?
Oui sans doute que le rap manque de locomotives. Des mecs issus de la culture et qui poussent les artistes à se sublimer. Kenzy nous a découvert sur la compil’ L’art d’utiliser son savoir, de DJ Desh. Il a kiffé et lorsqu’il a monté son label Secteur Ä, il nous a logiquement proposés de participer à l’aventure. Il a pas essayé de nous faire changer, il nous a pris avec nos différences et nos défauts. Il nous donnait des concepts, des idées. C’était quelqu’un de précieux.
Pourquoi tes morceaux sont aussi sombres ?
C’est parce que je ne fais pas du collectif métissé (rires) mais j’essaye de faire du rap. Je ne vois pas pourquoi on serait optimiste dans ce monde de merde. Je suis pas spécialement quelqu’un de très sombre dans la vie de tous les jours mais j’aime bien la musique qui a des choses à dire, qui est mélancolique. J’aime beaucoup Jacques Brel. Les chansons tristes sont toujours les meilleures chansons qui soient. C’est le sentiment de tristesse qui ramène la beauté. Gainsbourg disait que si tu filmes un ciel bleu azur, tu n’en vois vois pas les nuances. Si tu prends la littérature avec Rimbaud, tu aboutis au même constat. Ce qui marque, c’est la détresse de l’artiste. En peinture pareil. Quand tu vois les tableaux de Basquiat, tu observes un mec totalement torturé et c’est d’une richesse incroyable.
Comment vois-tu la suite de ta carrière ?
Je ne me vois pas faire du rap jusqu’à mes 50 ans (rires). J’aimerais réaliser des films. Je suis comme Clint Eastwood, je veux faire du cinéma jusqu’à mes 80 berges.
Propos recueillis par Julien Rebucci et David Doucet
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