Le monde du travail est une des scénographies fétiches du porno, comme le montre un documentaire diffusé sur Canal+. Et dans la réalité, pourquoi le sexe au travail est-il si excitant ?
« Don’t shit where you eat. » Les Anglo-Saxons ont toujours eu le sens de la formule. Le sexe au travail sent le soufre, la transgression, les ennuis. Le bureau serait le lieu de l’adultère, de l’aventure extraconjugale. L’acte sexuel y pervertirait l’acte productif. D’ailleurs, aux Etats-Unis, certaines firmes vont jusqu’à l’interdire sous peine de licenciement. Dans le documentaire Zob in the Job (sur Canal+ en septembre), le réalisateur Olivier Ghis raconte comment le X mainstream a fait du monde du travail son territoire de prédilection. Par besoin d’efficacité, le genre joue sur des figures types à haute valeur ajoutée fétichiste : la secrétaire cochonne, le patron, le réparateur, l’infirmière, le pompier, la femme de ménage. L’uniforme est le costume du X. Ces figures du monde du travail subliment dans l’acte sexuel le couple soumission-domination du capitalisme.
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Dans le porno mainstream, des professions associées à une grande disponibilité prodiguent des faveurs sexuelles à une figure d’autorité. « Ça peut être drôle mais on a constamment l’impression de mettre en scène la soumission féminine au patron, à l’homme fort », déplore la porn-star Anna Polina dans Zob in the Job. Dans le même temps, nuance la linguiste Marie-Anne Paveau (auteur du Discours pornographique, La Musardine, lire p. 95), « il y a quelque chose de l’ordre du renversement, de l’abolition des hiérarchies, des conventions sociales et de cette distance entre les corps. Dans la vie normale, il y a beaucoup d’étapes avant d’avoir un rapport avec quelqu’un ».
La secrétaire, rôle de choix
En s’appuyant sur de nombreuses images d’archives, le documentaire dessine en creux, avec un matériau peu orthodoxe, celui des films pornographiques, les transformations et bouleversements du marché du travail, ses rapports de domination de genre et de classe. Sur un vieux film en noir et blanc du début du siècle, on voit des ouvrières de confection se prodiguer à tour de rôle des cunnilingus. Dans les années 50, comme dans Mad Men, la secrétaire concentre tous les clichés. Elle tient encore aujourd’hui un rôle de choix dans la mythologie pornographique. Au milieu des années 70, la bourgeoisie obsède le porno. Le bourgeois ne travaille pas: il baise, avec une certaine prédilection pour les soubrettes et les domestiques en livrée. Bourgeoise en chaleur, Bourgeoise et pute, le mot sera décliné à l’infini. « On tombe dans le fantasme de Lady Chatterley : les femmes ont aussi envie de se taper le garde-chasse », continue Marie-Anne Paveau. Soit le petit peuple des ouvriers ou des bonnes du capitalisme patrimonial, enterré depuis par le néolibéralisme et la féminisation du monde du travail.
Dans les années 80, les films porno représentent des métiers plus populaires comme postière ou boulanger : des figures au coût de production très faible. Avec la crise, le X met en scène DRH et banquières. A l’inverse, le porno néglige le chômeur, déplore Christophe Bier, érudit du X : « Le chômeur, c’est les vitelloni de Fellini, tout ce qu’il a à faire, c’est baiser. » Les années 90 amènent libéralisation et flexibilité : les acteurs porno jouent des livreurs de cartons vides, des pizzaïolos, des VRP.
« En France, c’est OK de draguer la stagiaire »
La pornographie reste une fiction. Dans la vraie vie, sortir son braquemart devant la standardiste ou caresser le clitoris de sa collègue dans l’open space valent au pire un séjour à Sainte-Anne ou à la Santé, au mieux un licenciement. En France, la loi punit les sollicitations de faveurs sexuelles dans le travail, le harcèlement sexuel et le harcèlement moral à base de sexisme. En 2011, les autorités américaines ont comptabilisé plus de 11 000 plaintes pour harcèlement sexuel – dont 17 % de plaintes masculines.
« En Angleterre, ce n’est pas du tout OK de draguer la stagiaire, tu perds ton boulot, raconte Raphaëlle, 29 ans, journaliste de mode. Les hommes sont hyper respectueux et les filles partent à la chasse autant qu’eux. En France, les hommes sont plus machos, c’est OK de draguer la stagiaire, c’est un truc de camaraderie, une sorte de rite de passage pour entrer dans le moule et se mettre des tapes dans le dos entre collègues. »
Des chemins de traverse étranges et excitants
Sexe et travail n’est pas qu’un couple fantasmé, il est aussi très pratiqué. Selon une étude OpinionWay de 2011, un tiers des salariés français déclarent avoir déjà eu une relation sexuelle au travail. En mai 2013, une enquête du magazine américain Business Insider révèle que la moitié des salariés interrogés ont déjà flirté avec un collègue d’open space. Pour éviter les problèmes, ils sont 50 % à brider leur attirance et 65 % à ne pas envisager de relation avec un subordonné ou à la voir d’un mauvais œil. Bénédicte, 30 ans, travaille dans une chaîne d’info. Il y a énormément d’histoires de cul : « Celle ou celui qui s’est tapé toute la boîte, ceux qui baisaient en secret, se séparent et tout devient compliqué… » Contrairement au porno, dans le monde réel, le sexe au travail prend des chemins de traverse étranges et excitants.
« C’est un peu comme les francs-maçons, résume Raphaëlle, les gens baisent en permanence dans les bureaux mais c’est une vie souterraine invisible. »
« La meilleure pipe de l’univers dans le frigo à viande »
Le sexe au bureau n’a pas le même goût qu’à la maison. Il est planqué, épistolaire, léger, plus sulfureux. On peut y jouer des rôles. On s’y lâche. Paul, maître d’hôtel, s’est fait surprendre par un client avec sa collègue de la réception. Une autre fois, « une habituée mariée m’a fait la meilleure pipe de l’univers dans le frigo à viande », raconte-t-il. « Moi j’ai eu droit au plan Milf, raconte Patrick, alors salarié d’un vidéo-club. Elle venait louer des Audiard avec son mec. Un jour, elle est venue seule et me dit en rougissant : ‘Je vais me louer un autre film’, je l’ai suivie dans le rayon porno. »
Quand Raphaëlle croise Sophie dans le couloir de son mag, tout va très vite : un café, une pelle derrière une porte. « Cette histoire a duré quatre mois mais n’a jamais débordé dans la vraie vie : c’est le plan cul du bureau. » Auparavant, Raphaëlle avait couché avec le directeur d’une galerie dont elle était stagiaire. « Une très mauvaise idée : tu deviens la stagiaire qui s’est fait prendre dans le bureau, il ne te prend plus au sérieux. » Elle en garde une règle : « Il faut coucher à poste égal. »
Encore faut-il y arriver. Les nouvelles méthodes de management ont fait du bureau un lieu panoptique où le salarié peut être surveillé quasiment en permanence : open space, cloison de verre, caméra de sécurité. Reste les issues de secours, les ascenseurs, les salles de réunion closes, le sous-sol. A ses risques et périls. « Elle m’envoyait des photocopies de son cul par fax, raconte Raphaëlle. Un jour, tu t’aperçois qu’il y a une mémoire et que tout est stocké. On se voyait dans l’ascenseur. Trop malin ? On a appris qu’il y avait une caméra, les gens de la sécurité nous voyaient depuis des semaines. » Il existe des alternatives : rester tard au travail permet d’allier plaisir sexuel et apparence de l’acharnement.
Masturbation dans les toilettes
Autre option : les toilettes. Selon l’essayiste américaine Arianne Cohen, auteur de The Sex Diaries Project, 25 % des professionnels s’y masturbent au moins une fois par semaine. De plus, 50 % regardent du porno au travail. Contrairement aux clichés, ce n’est pas le PDG qui a la vie sexuelle la plus trépidante – trop stressé, trop busy – mais ses collaborateurs et employés. Le sexe au travail est souvent virtuel. Lors de son premier stage en mairie, Simon, 24 ans, passait trois à quatre heures par jour à chatter avec une collègue. « On a eu une aventure érotique incroyable, très frustrante, ça me mettait dans un état de ouf. » Deux ans sans coucherie.
Parfois, la vraie vie est plus subversive que le porno. A ses débuts de flic, Philippe avait pour capitaine Serge, un type corpulent.
« Il avait sucé la moitié du commissariat, se tapait des gardés à vue, était capable de me parler quinze minutes du goût d’un sperme. »
Philippe gardera toujours l’image de Serge, en robe et talons aiguilles, en train de sucer deux collègues en boîte de nuit. Serge finira par y laisser sa qualification de capitaine. A l’inverse, le porno mainstream introduit dans le sexe performance, rendement, productivité, optimisation des résultats, instrumentalisation. Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque, le résume dans Zob in the Job : « Les bons pornos, les plus convaincants, sont ceux qui font oublier l’idée que c’est du travail humain. »
Anne Laffeter
Zob in the Job d’Olivier Ghis, le 6 septembre à 23 h 10 sur Canal+
Article extrait du numéro sexe 2014 des Inrocks, en kiosque jusqu’au 12 août, également disponible dans notre boutique en ligne.
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