Le mutisme des artistes a longtemps participé de leur aura, comme si leur silence se suffisait à lui-même face à la contemplation de leurs œuvres. Il n’y avait que les regardeurs pour lui conférer un sens, pour qualifier ses vertus. L’artiste n’avait pas à se justifier ou à expliquer même ce qu’il cherchait à dire. […]
A partir des œuvres clés de Daniel Buren, Robert Morris et Michelangelo Pistoletto, la philosophe de l’art Sally Bonn analyse la transformation majeure de la figure de l’artiste contemporain dans les années 1960. Son essai, « Les mots et les œuvres », éclaire pourquoi le texte s’affirme comme un élément central de l’œuvre d’art, comme son prolongement.
Le mutisme des artistes a longtemps participé de leur aura, comme si leur silence se suffisait à lui-même face à la contemplation de leurs œuvres. Il n’y avait que les regardeurs pour lui conférer un sens, pour qualifier ses vertus. L’artiste n’avait pas à se justifier ou à expliquer même ce qu’il cherchait à dire. Ce n’est qu’au cours du 20ème siècle qu’une rupture est intervenue dans ce rapport dialectique entre l’œuvre et les mots qui la justifient. A partir des années 1960, s’est développée la pratique d’une écriture venant accompagner l’activité artistique, mêlant réflexions d’ordre philosophique, interrogations critiques sur l’art et expérimentations littéraires. C’est ce moment de bascule et de reconfiguration du geste artistique entremêlé à la pratique littéraire qu’interroge la philosophe de l’art Sally Bonn dans son passionnant essai, Les mots et les œuvres.
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“Que disent les textes que ne disent pas les œuvres ?“ ; “Pourquoi écrire alors que la tradition a loué le mutisme des artistes ?“, se demande l’auteur, en s’attardant sur le travail spécifique de trois artistes majeurs de cette scène des années 1960, Robert Morris, Daniel Buren, Michelangelo Pistoletto. Les années 1960, comme l’ont largement documenté les historiens de la culture et de la pensée, furent un moment politique et philosophique très fort. Le champ de l’art fut lui aussi affecté par un vent de transformation et par un souci généralisé d’en redéfinir les contours et d’en élargir les frontières. De l’art minimal à l’art conceptuel, du happening au land art, de Fluxus au Pop art, de l’Arte povera au nouveau réalisme… Les grands courants artistiques oscillent alors entre conceptualisation et dématérialisation. Dans ce contexte disruptif, l’essor des écrits ouvre un espace intermédiaire entre la pratique et la théorie de l’art.
“Lire devient une modalité de la perception »
Ce “tournant linguistique de l’art“, tel que l’a qualifié Arthur Danto, change les règles du regard : “lire devient une modalité de la perception et de l’appréhension de l’œuvre dans son entier“, observe Sally Bonn. Beaucoup plus qu’un commentaire de l’œuvre, le texte en est avant tout le prolongement.
Les efforts répétés, bien que différenciés, de Morris, Buren et Pistoletto, pour écrire, à côté de leurs œuvres, ou plus exactement depuis leurs œuvres mêmes, sont le signe de cette volonté d’indiquer, d’informer et d’interagir sur notre vision. Les textes des artistes accompagnent de manière systématique le travail pour expliciter le sens de leur démarche, que les conservateurs et les critiques tentent d’éclairer seuls en général. Les textes “font voir ».
C’est cette “double dimension spéculative et spéculaire“ que l’historienne cherche à éclaircir à partir de l’analyse circonstanciée de leurs œuvres respectives. Le rapport texte-œuvre relève ainsi “d’une stratégie d’éclaircissement et d’élargissement“. Et Sally Bonn d’affirmer : “le texte n’est pas l’œuvre, il vient de l’œuvre, depuis son élaboration et y reconduit dans la perception“.
Un goût pour la répétition
Chez Buren, en particulier, la théorie est une forme spécifique de la pratique, selon la formule d’Althusser ; le texte lui “sert à développer un propos dont la seule exposition du travail ne parvient pas nécessairement à démonter la pleine dimension critique“. Le goût, perceptible chez lui, pour la répétition, le degré zéro ou la critique du musée, rejoint, par ses enjeux, celui de Morris pour la mémoire ou l’entropie, et celui de Pistoletto pour le temps, le miroir et le dédoublement.
Au fil de ses analyses détaillées de chacun de leur tropisme artistique et théorique, Sally Bonn identifie parfaitement ce moment dont la scène de l’art contemporain des années 2010 est toujours redevable : ce moment où le plaisir du texte et la volonté de clarification sont une “manière pour les artistes d’entrer en scène“. L’auteur a raison d’observer que les acquis théoriques de ces années soixante ont eu “des répercussions sur les manières de voir les œuvres d’art“, sans évidemment y suffire. Cet entremêlement du discours et de la forme a ouvert “un espace interstitiel“, au cœur duquel s’agitent la majorité des artistes d’aujourd’hui, marqués à vif par cette réinvention de la figure de l’artiste, qui n’a plus besoin “de se rêver philosophe puisqu’il réfléchit à ses enjeux depuis le lieu même de son art, dans les champs esthétiques et dans les mots“.
Jean-Marie Durand
Sally Bonn, Les mots et les œuvres (Fiction & Cie, Seuil, 264 p, 20 euros)
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