Hier soir, le rappeur Earl Sweatshirt se produisait à Paris, dans un Trabendo complet depuis déjà plusieurs semaines. Grosse ambiance : on y était, on vous raconte.
A l’entrée du Trabendo plusieurs mecs nous abordent et nous proposent des billets en rab’. D’autres, environ 18 ans de moyenne d’âge, nous demandent fébrilement si on « aurait pas une place à vendre, hein ? », Signe que le concert de ce soir est attendu de pied ferme. Sûr, ça fait plusieurs semaines que tout le monde s’arrache des places pour Earl Sweatshirt, l’une des saillies les plus en vue et les plus tranchantes du crew Odd Future. Il faut dire que le gars a quand même sorti l’année dernière un des albums les plus authentiquement rugueux et denses du moment. De quoi augurer d’un set ténébreux, traversé de vapeurs psychédéliques et foisonnant de noirceur ?
Décalage
La salle du Trabendo se compose d’un public plutôt hétéroclite, c’est-à-dire qu’on croise aussi bien des durs-à-cuire hip-hop collés aux basques de leur meuf de 40 ans que des gosses sautillants aux yeux qui pétillent, tout contents d’être là pour leur idole. Mais quand on s’approche de la scène, la moyenne démographique s’aplanit notablement : les kids à casquette Supreme et à hoodies Odd Future squattent la fosse. Ça fait tourner les flashs de William Peel, et les spliffs s’allument quand les lumières s’éteignent : le ton est donné. Le DJ harangue la foule, on croit reconnaître le blanc-bec qui traîne toujours avec la bande à Tyler, The Creator. Pas de doute, c’est bien lui. Le mec nous gratifie d’un petit medley de dix minutes bien senti, puis la lumière s’éteint complètement. Earl Sweatshirt déboule, et, première surprise, il faut reconnaître que le mec est un vrai entertainer.
On avait de lui cette image de gosse flippé, immense de talent mais loin du côté chauffeur de salle que l’on retrouve ici. « I’ll fuck the freckles off your face, bitch » : on imaginait mal reprendre ce genre de refrain en chœur, mais c’est pourtant ce qui se passe ce soir. A mesure que le concert évolue, on se rend compte qu’on perd ce côté suffocant et délicieusement oppressant de la musique de Earl Sweatshirt, pour se retrouver face à un show rondement mené et somme toute bon enfant.
Pourtant, sur des chansons comme Centurion, on devrait quand même avoir la puce à l’oreille. Sur disque, on ne peut pas concevoir morceau plus vicié, plus écrasant, le genre de truc qui immobilise au sol et étreint de son étrangeté malsaine. Sur scène, c’est une autre paire de manches : les gens sourient, dansent et s’amusent, et ce n’est pas Earl, intronisé Monsieur Loyal de luxe du soir, qui va inverser la tendance. Le public reprend Chum en chœur, chanson pourtant particulièrement amère et désabusée sur disque. Le voilà, le paradoxe du soir : une musique on ne peut plus suffocante et dépréciative interprétée de la manière la plus fédératrice et joyeuse qui soit, dans une ambiance ouverte et complice. On se prend au jeu, vraiment.
Ferveur communicative
Débarque la somptueuse Orange Juice. Sa basse irrésistible fait littéralement décoller le Trabendo : tous les bras sont en l’air, c’est maintenant que ça se passe. Véritable catalyseur du concert, cette chanson fait entrer le show dans une autre dimension. Earl, visiblement conscient du truc qui se passe, nous enjoint à nous lâcher toujours plus. Hive arrive, départ raté, le gars était apparemment occupé à lacer ses chaussures, puis vient un Burgundy monstrueux, drapé dans sa classe et son assurance dévastatrices. « Bounce, Bounce, Bounce », nous enjoint-on. On ne se fait pas prier : tout le monde bouge et saute, pour ce qui reste un des meilleurs morceaux de l’année dernière – morceau de bravoure d’une envergure dingue.
Entre deux titres, Earl nous raconte que ce n’est pas tous les jours qu’un petit mec de Los Angeles est amené à visiter des trucs aussi fous que le Louvre, et qu’il aurait jamais pensé voir la Joconde de sa vie, lorsque que quelqu’un a l’audace de demander où est le Based God. Earl, visiblement piqué au vif, enchaine avec une reprise de Lil B enflammée. Il faut d’ailleurs dire un mot sur ce rappeur de Los Angeles. Véritable figure tutélaire et presque maudite de la scène de L.A de ces dernières années, Lil B ne bénéficie pas forcément de l’aura qu’il mérite. Mais à voir ce soir Earl s’enflammer rien qu’à l’évocation du Based God, on se rend compte de l’influence de l’auteur de I’m Gay (I’m Happy) sur tout un pan de la scène hip-hop contemporaine. Pourvoyeur d’un rap débarrassé de ses inhibitions, toujours prompt à faire bouger les lignes d’une musique désormais motivée par les expérimentations, le fun et la fronde, Lil B apparaît aujourd’hui comme un véritable précurseur en la matière.
« Knock, Knock, who’s there ? » Earl, bien sûr, toujours pillarde et dévastatrice. D’ailleurs, tout le monde est à genoux, et on enchaine avec Knight, superbe chanson issue de Doris. En resterons-nous là ? Non, on nous sert même Drop sur un plateau, véritable mastodonte à l’ampleur colossale. Tout le monde en redemande, mais c’est la dernière chanson. Les lumières se rallument, on se dit que c’est fini, lorsque d’un seul coup le rappeur revient, visiblement chauffé par la ferveur du public. On se rend compte du vrai sens du mot « rappel ». Earl le dit, c’est notre dernière chance de tout foutre en l’air, « même les mecs à barbes et lunettes adossés contre le mur » (on pouffe de rire tellement c’est bon). On s’exécute, Drop encore, histoire de nous achever. Définitivement un putain de concert.