De nombreux mooks s’engouffrent dans la brèche ouverte en 2008 par “XXI”, la revue de reportages vendue en librairies. Avec dynamisme mais pas forcément avec la même réussite, en raison d’une économie fragile et parfois faute d’originalité.
Vers la mi-mars, les nouveaux numéros de Schnock, Feuilleton, La Revue dessinée… sont venus rejoindre en librairies les éditions antérieures et les autres publications de cette famille qui porte un nom semblant appartenir au jargon marketing et issu de la contraction de magazine et de book. Des revues à la périodicité trimestrielle ou semestrielle – parfois variable –, à la maquette et au graphisme généralement léchés, aux articles pouvant s’étendre sur plusieurs doubles pages. Autre caractéristique de ces nouvelles venues sur le marché éditorial : leur commercialisation en librairies, où elles occupent une place de plus en plus large, au prix d’un livre – soit 15 euros et plus.
Près d’une trentaine tentent maintenant de suivre le chemin de la revue XXI qui a impulsé le mouvement il y a six ans avec le journaliste Patrick de Saint-Exupéry et le dirigeant des éditions Les Arènes, Laurent Beccaria. En janvier dernier, la veille de la sortie du n° 25 de ce mook privilégiant reportages et enquêtes, encore un nouveau-né baptisé Pulp faisait son apparition, avec l’idée de conquérir les 15/25 ans. Et plusieurs équipes tentent encore de boucler leur tour de table et le numéro zéro de leur future revue.
A commencer par celle menée par Jean-François Bouthors, ancien journaliste de La Croix puis directeur littéraire dans l’édition. Son projet ? Maintenant, trimestriel qui va à l’encontre de l’information anxiogène en proposant au grand public “des dynamiques intelligentes”. Il a réussi à persuader quelques proches de financer son développement et rencontré un investisseur important pour passer à la phase opérationnelle. Mais il doit encore convaincre d’autres actionnaires et un éditeur pour finaliser son budget. Qu’il évalue à “400 000 à 500 000 euros pour pouvoir faire au moins 6 à 7 numéros afin de démontrer le potentiel et arriver au point mort”. C’est-à-dire à 20 000 exemplaires au minimum, seuil en dessous duquel il serait impossible, selon lui, de pouvoir envisager un modèle sérieux. Si Jean-François Bouthors “ne réussit pas son montage financier d’ici l’été prochain, il faudra réfléchir à autre chose que le modèle traditionnel du mook.” En se tournant par exemple vers une souscription auprès d’une communauté de lecteurs potentiels.
Pour Adrien Bosc, qui s’est lancé en 2011 avec Feuilleton, titre généraliste reprenant des textes étrangers, la profusion “est d’abord liée à l’accueil médiatique qui a été réservé aux premiers mooks”. Ceux-ci ont profité d’un a priori positif, notamment de la part des journalistes. Lesquels sont confrontés dans leur propre média à une uniformisation de l’information et à une réduction de l’espace rédactionnel… et observent avec envie ce que proposent ces titres. Car “un magazine fera 6 000 signes d’un entretien de deux heures. Nous, on n’hésitera pas si nécessaire faire 60 000 signes. Nos publications sortent tous les trois mois, le lecteur a tout le temps de nous lire”, argue Frédéric Houdaille, dont la maison d’édition La Tengo spécialisée dans le polar publie Charles, qui traite de la politique, et Schnock. Ce dernier, qui ressemble à un pari délirant de nostalgiques de la culture des plus de 40 ans en revisitant la vie et l’œuvre d’icônes des années 70, comme Daniel Prévost ou Jean Yanne… ou dernièrement Guy Bedos, en est déjà à son dixième numéro.
Mais cet appétit pour le slow média n’explique pas tout. Dans un secteur médiatique économiquement secoué, des journalistes voient dans le mook une perspective de reconversion. Et, avec des ventes à plus de 40 000 exemplaires et les comptes de sa société éditrice, Rollin Publications, dans le vert – 211 000 euros de bénéfices pour 1,782 million de chiffre d’affaires en 2011/2012 –, la revue XXI suscite moults vocations.
Mais, “plus que de se faire une place, il est important d’avoir un vrai concept. Pour La Revue dessinée, il s’agissait de faire de l’actualité avec de la BD avec des sujets de qualité”, revendique l’un de ses cofondateurs, Franck Bourgeron. Or, en se lançant sur des thématiques trop pointues – le polar avec Alibi, la cuisine avec 180 grammes, etc. –, un mook risque de s’adresser au moins grand nombre. Mais “il ne s’agit pas d’essayer de faire ce qui marche, assène Frédéric Houdaille, car cela aboutira sur quelque chose de tiède.”
Sauf que tous n’atteignent pas les mêmes sommets que ceux qui ont ouvert la voie. Rares même sont ceux qui, tel France Culture Papier – une déclinaison des entretiens de la radio publique – , ou L’Eléphant – qui se veut la revue de la culture générale –, ont pu enregistrer des ventes en dizaines de milliers d’exemplaires. A l’instar de Feuilleton et de Schnock, quelques titres se sont stabilisés aux alentours de 5 000 à 10 000 exemplaires. Et parfois moins, avec forcément des conséquences drastiques. Le dernier numéro d’Alibi, créé en 2011 par Marc Fernandez et Paolo Bevilacqua, a dû faire une souscription pour être imprimé à l’automne 2013. Auparavant, Usbek et Rica, une revue lancée à l’été 2010 par Jérôme Ruskin et Thierry Keller et qui voulait explorer le futur, a assuré le sien après 4 numéros en se transformant en classique magazine de presse vendu en kiosques à 5,90 € au lieu de 15 € précédemment.
Des groupes de presse se sont à l’inverse aventurés dans le mook, mais là encore sans succès garanti. L’Equipe, qui a tenté le coup en mars 2012 avec Hobo, revue trimestrielle de photographies sportives, a rapidement déclaré forfait. L’Express-Roularta n’a pas non plus vraiment convaincu avec son Long Cours, très inspiré par XXI. A croire que le public lui préférait l’original. Pour un directeur de publication, “il ne suffit pas de le concevoir comme une simple diversification permettant de capter d’autres recettes. D’autant que la diffusion en librairies ne suit pas le même fonctionnement qu’en presse”.
Cela n’empêche pas plusieurs d’entre eux d’avoir également investi les maisons de la presse, les enseignes Relay des gares et aéroports, les Fnac… Schnock y vend par exemple 1 500 exemplaires pour 6 000 à 7000 en libraires. Et L’Eléphant y “enregistre un taux de vente de 80%”, d’après Jean-Paul Arif, son éditeur avec sa société Scrineo. Celui-ci sent d’ailleurs son titre “plus proche du magazine que de la revue littéraire. Mais être considéré comme un mook rend plus acceptable un prix de vente élevé”, poursuit-il.
Les sociétés les plus artisanales se battent au quotidien pour se maintenir en vie. Gibraltar, revue consacrée au monde méditerranéen arrivée fin 2012, paraît à un rythme semestriel, “une périodicité adoptée pour des raisons de coûts”, constate son fondateur, Santiago Mendieta. Il se satisfait de “pouvoir rémunérer les auteurs, illustrateurs, graphistes, régler l’imprimeur, le diffuseur…”, mais reconnaît “ne pas pouvoir se salarier”. Car sa société est “une petite structure en autofinancement et, en outre, basée en région, ce qui n’aide pas toujours”, note Santiago Mendieta. Son “utopie éditoriale” l’oblige à la mesure, voire au système D : Gibraltar n’imprime que 4 000 exemplaires par numéro et a démarré sans les services d’un diffuseur. Un apport pourtant précieux pour l’éditeur tant ce prestataire connaît son réseau, mais onéreux : plus de 50% du produit de la vente part dans sa rémunération et celle du libraire. Et les moins de 50% restant doivent encore payer la production de contenus et leur impression, la promotion, les coûts fixes…
Difficile de dégager un solde quand les ventes se limitent à quelques milliers d’unités. Et, avec leur multiplication, tous ces titres doivent affronter une forte concurrence sur le point de vente, “où l’objectif est d’essayer de sortir de la table”, avoue Adrien Bosc. Une partie des librairies dissémine les revues dans les différents rayons, en fonction de leur thématique. D’autres préfèrent les regrouper. La librairie Le Failler de Rennes estime ainsi que “ces revues attirent toutes un peu le même genre de public. Des présentoirs dédiés leur donnent plus de visibilité et donc plus de chances”. Mais les éditeurs cherchent à interpeller l’acheteur. D’où la mise à disposition du matériel de promotion, des affiches, du mobilier de publicité sur le lieu de vente (PLV) comme le présentoir tournant, les boîtes à poser près d’un lieu stratégique pour l’achat d’impulsion, devant les caisses. “Une forte visibilité permet d’attirer de nouveaux lecteurs. 50% nous ont découvert sur les lieux de vente”, souligne Jean-Paul Arif.
Un autre axe important consiste à aller à la rencontre du public. “Il faut faire l’effort d’aller chercher le lectorat non captif, celui qui ne s’intéresse pas à la BD, explique par exemple Franck Bourgeron. C’est un vrai de travail de grignotage, car il faut être présent sur les salons, les réseaux sociaux, monter des rencontres…” Les libraires saluent le dynamisme de ces éditeurs, dont celui affiché par le leader XXI, très présent sur le terrain. La librairie Mollat par exemple, célèbre établissement bordelais, apprécie d’autant plus d’organiser ces rencontres que “la clientèle des mooks est généralement consommatrice de culture”.
A Strasbourg, la librairie Kleber estime que “s’ils n’étaient pas là, le rayon des revues littéraires connaîtrait des difficultés”. Par ailleurs, ces publications ont l’avantage, comme les livres, d’avoir un délai de péremption quasi inexistant. “Les ventes sont régulières et on garde les anciens numéros, qui sont souvent réclamés”, note le responsable d’Ombres Blanches, boutique de Toulouse. Schnock a ainsi écoulé son premier numéro, avec Jean-Pierre Marielle en couverture, à 14 000 exemplaires, après un tirage initial à 5 000 exemplaires. Entre-temps, La Tengo a commandé sa quatrième réimpression.
Pour ces TPE, qui emploient un minimum de permanents – de zéro à une petite dizaine au grand maximum –, il s’agit donc davantage d’accompagner une éventuelle montée en puissance. Voire parfois de se diversifier. Forte de son succès, XXI a pu investir ensuite dans la revue 6 Mois consacrée à la photo. Outre Charles, La Tengo lance fin mars sa première compilation Schnock avec Warner. En avril, L’Eléphant coéditera avec Canal+ une adaptation sur le papier du Chiffroscope, rubrique de l’émission L’Effet papillon. Et publiera en juin un hors-série jeux. Après une nouvelle revue Desports en 2013, l’éditeur de Feuilleton se lance, lui, dans l’édition de livres quatre fois par an, avec une collection fiction et une autre non fiction. Et un collector Au bonheur des lettres pour Noël 2014.
“On refait le parcours d’éditeurs historiques qui ont commencé par des revues avant de publier des livres, précise son fondateur. Mais il faut rester cohérent avec son univers.” De peur de tomber de tomber dans les travers de certains médias historiques, pour qui “exploiter la marque” vont jusqu’à donner leur nom à un restaurant ou un café ?