Mouvement pacifiste transversal ou manifestations conspirationnistes aux forts relents d’extrême-droite ? Chaque lundi, les « Montagsdemos » réunissent en Allemagne une foule disparate mobilisée contre la guerre, les Etats-Unis, et la “désinformation”.
Samedi dernier, au cœur de Berlin, à Potsdamer Platz, là où vingt-cinq ans plus tôt se dressait le Mur dont on aperçoit encore les reliques à quelques mètres de là, se tenait un rassemblement fédérale des “Veillées pour la paix”. Sous un soleil écrasant, environ 2000 personnes ont répondu à l’appel des « Montagsdemos » (Les Manifs du lundi), un mouvement qui, depuis le printemps, fait entendre une petite musique dissonante aux marges de la politique allemande.
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Tous les lundis donc, dans une trentaine de villes d’Allemagne – dont Berlin, Dortmund, Brème, Francfort ou Iéna – mais aussi en Suisse et en Autriche, se rassemble sous le consensuel mot d’ordre de la « paix dans le monde », une foule disparate. Elle revendique (en VO) l’héritage du mouvement de contestation du même nom, qui en 1989 marqua le début de la fin de la RDA , se transformant en manifestations géantes, où des centaines de milliers de personnes défilent au cri de :“Nous sommes le peuple”.
« Le capitalisme, c’est de la merde »
Lancé et relayé sur les réseaux sociaux, le mouvement veut afficher un visage consensuel. Sur Potsdamer Platz, l’ambiance fleure bon le pacifisme hippie. Entre quadragénaires venus en famille, jeunes arborant un sac proclamant “Le capitalisme, c’est de la merde” et rockabillys gominés sirotant une bière, c’est l’hostilité à la guerre et au gouvernement allemand qui domine. Selon une étude de l’Institut de recherche des mouvements sociaux de l’université technique de Berlin, les deux tiers d’entre eux « jugent dépassée la distinction gauche-droite ». Menée en ligne auprès des participants aux manifestations berlinoises, l’enquête rapporte que ceux-ci affirment avoir voté à hauteur de 42,6 % pour Die Linke, le parti de la gauche radicale, à 12,2 % pour les Verts, 15,4 % pour le Parti pirate, et à 12,8 % pour Alternative für Deutschland (AfD), le parti eurosceptique qui a fait son entrée au Parlement européen.
Tendances conspirationnistes et pro-russes
Derrière les grands principes bouillonne un brouet idéologique plutôt trouble. L’antiaméricanisme domine. “Yankees Go Home, Leave Europe alone”, clame une pancarte tandis qu’une affiche appelle à « virer la junte au pouvoir à Kiev » au milieu de photos de corps sanglants… La crise ukrainienne a servi de catalyseur au mouvement – même si ce samedi, c’est aussi contre l’intervention israélienne que l’on proteste. D’autres pancartes appellent à supprimer la Réserve fédérale américaine, censée se cacher derrière « l’Otan-fascisme ». Plus loin, des manifestants déploient côte à côte une banderole contre l’influence des chemtrails, ces traînées blanches d’avion censées disséminer des produits chimiques manipulant l’atmosphère, et de l’autre un drapeau palestinien. Sans oublier une poignée de “Reichsbürger” , ces sécessionnistes qui contestent l’existence d’une République fédérale allemande, la jugeant illégale.
Des conspirationnistes en guise de figures de proue
Ici, on mène donc une « guerre médiatique » contre « la manipulation mentale ». Sur scène, se tiennent les deux figures centrales du mouvement. Lars Märholz, son fondateur et maître de cérémonie, se présente comme apolitique, oubliant de citer son passage par l’aile nationale-libérale du FDP, le parti libéral allemand aujourd’hui en déshérence, et ses contacts de longue date avec des militants d’extrême droite. A ses côtés, le compagnon de route des premières heures, Ken Jebsen. Avec son débit de mitraillette, l’ancien animateur radio passe les plats entre les intervenants. En 2011, il a été licencié par son employeur, la radio RBB, pour dérapages antisémites. Depuis, il communique depuis son site internet, KenFM et les vidéos YouTube d’entretiens destinés à démystifier les « mensonges de la presse mainstream ».
Derrière les tendances conspirationnistes et pro-russes, on trouve notamment Jürgen Elsässer. Rédacteur en chef de la revue antiaméricaine et antisioniste Compact, créée en 2010, qui multiplie les exposés sur le Nouvel ordre mondial et le 11 Septembre, ce dernier s’exprime régulièrement au cours des Montagsdemos. Selon l’hebdomadaire Die Zeit, il est devenu l’un des principaux « propagandistes du Kremlin » outre-Rhin : il vient de publier un recueil de discours du président russe et propose aussi aux lecteurs de son journal des voyages organisés en Crimée… La « conférence pour la souveraineté » qu’organise le journal a accueilli en 2013 parmi ses invités Béatrice Bourges, de La Manif pour tous, et Elena Mizoulina, députée ultraconservatrice de la Douma à l’origine des lois homophobes russes votées en 2013. Le thème ? « Le futur de la famille ».
De la gauche radicale à l’extrême droite
Le mouvement tente, selon ses adversaires, d’opérer un « front transversal » (“Querfront”) entre extrême droite et gauche radicale. Le ralliement en mai dernier de Pedram Shahyar, militant anti-mondialisation et figure d’Attac Allemagne, et celui de Diether Dehm, député de Die Linke, ont laissé penser à un tournant. Mais ce dernier a été désavoué par son parti. Dans un communiqué du 31 mai, Die Linke s’est « distancié sans ambivalence des activités d’extrème droite, nationalistes et conspirationnistes, qui utilisent la crainte d’un guerre et d’une escalade de la situation [en Ukraine] pour faire des Manifs du lundi le cadre de leur vision du monde populiste et droitière et rendre plus acceptable leur stratégie transversale ».
Mais les revendications de plus en plus groupusculaires et conspirationnistes et la personnalité très contestée de Jürgen Elsässer ont mis un frein à cette dynamique, provoquant une scission au sein du mouvement, qui s’est divisé en deux cortèges. Le front transversal a donc pour l’instant du plomb dans l’aile. D’autant que la manifestation de samedi dernier (le 19 juillet), annoncée pour réunir 10 000 personnes venues de toute l’Allemagne a finalement accueilli un public cinq fois moins nombreux.
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