Vive la dégénérescence. Réédition des oeuvres classées “dégénérées” par les nazis. L’occasion de redécouvrir Schreker. En fondant une collection sur les musiciens répudiés par le nazisme au nom de “l’art dégénéré”, Decca s’est assurée un prestige moral et esthétique inépuisable. Non seulement parce qu’on est sûr de ne pas y trouver les balourds accrédités comme […]
Vive la dégénérescence. Réédition des oeuvres classées « dégénérées » par les nazis. L’occasion de redécouvrir Schreker.
En fondant une collection sur les musiciens répudiés par le nazisme au nom de « l’art dégénéré », Decca s’est assurée un prestige moral et esthétique inépuisable. Non seulement parce qu’on est sûr de ne pas y trouver les balourds accrédités comme Carl Orff, Hans Pfitzner, ou l’Hymne olympique de Richard Strauss. Mais surtout parce que le manque consternant de parcimonie des nazis permet de disposer aujourd’hui, par contrecoup, d’une collection d’une richesse et d’une diversité que beaucoup d’entreprises éditoriales pourraient lui envier. Les hommes de Goebbels n’avaient pas l’ouïe très fine, c’est sûr. Et « Entartete Musik » (du nom, donc, de l’exposition Musique dégénérée présentée à Düsseldorf en 1938) nous balade dans un enfer assez réjouissant où se côtoient Korngold, Krenek, Hindemith, Ullmann. Et bientôt Eisler, Rathaus, Toch, Krasa… Beaucoup de noms, beaucoup de styles faut-il s’en plaindre ? Après tout, n’importe quelle discothèque normalement constituée est peuplée de chefs, de chanteurs auxquels on n’aurait adressé la parole pour rien au monde. Il est normal de renverser un peu la tendance de temps en temps.
On n’a certes pas attendu Decca pour s’intéresser à Franz Schreker (1878-1934). L’idée d’un « Schreker revival » était déjà dans l’air depuis une petite dizaine d’années grâce aux efforts d’éditeurs comme Marco Polo. La parution des Gezeichneten est simplement l’occasion de ranimer un peu la flamme, dans des conditions appréciables. Pour présenter Schreker, on pourrait dire que c’est un homme de synthèse, mais ce serait un euphémisme un peu faiblard. Sa musique est en réalité un capharnaüm, une grande surface à l’enseigne de laquelle on trouve à peu près tout : le lyrisme de Puccini, la transparence de Debussy, le romantisme des Viennois. Dans les années 20, l’homme semblait résolu à pousser toujours plus loin les limites de la décence sonore et du bon goût. Die Gezeichneten suscitèrent des réactions indignées où il était question « d’offense aux bonnes moeurs ». La libido débordante de Schreker n’échappe pas à l’audition. La musique, rutilante, spasmodique, est une sorte de plaisir inlassablement retardé. Le personnage
principal, Alviano, est un être difforme qui a bâti un Elysée terrestre pour en faire profiter ses amis : sorte de lupanar idéal, qui donnerait au Venusberg des allures de petit cloître perdu en rase campagne. Le reste à l’avenant. Lothar Zagrosek n’est pas franchement le genre de chef déluré qu’on attendait ici mais il s’en sort dignement et rend bien le côté loukoum de l’affaire. Les chanteurs s’égosillent consciencieusement dans des rôles injouables. On s’en contentera. En attendant le jour improbable où les Gezeichneten seront remontés en scène et où on pourra se rincer l’oeil, comme avant. On peut rêver.
Franz Schreker, Die Gezeichneten, Elizabeth Connell, Heinz Kruse, Monte Pederson, Deutsches Symphonie, Orchester Berlin, dir. Lothar Zagrosek (2 CD Decca « Entartete Musik »)
Jacques-Emmanuel Fousnaquer
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