Le nouveau phénomène pop français, Christine And The Queens, signe un premier album audacieux qui queerise la chanson française à coups d’influences electro et r’n’b. Et fait l’apologie d’une drogue dure : la liberté d’être soi-même.
Le 18 juin, 16 heures. La berline noire quitte le Palais de Tokyo, transformé cette semaine-là en studio pour les émissions de France Culture, direction France Inter et la Maison de la radio. “J’ai l’impression d’être devenue Scarlett Johansson, quand elle roule en taxi dans le clip de Falling Down”, plaisante Christine, bien calée à l’arrière. Elégante dans sa chemise noire et son pantalon de soie bleue, la chanteuse assure le marathon promo de son premier album. Chaleur humaine porte bien son nom : depuis sa sortie trois semaines plus tôt, il provoque la ferveur, publique et médiatique, propulsant Christine au rang de nouveau phénomène pop.
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Un mélange de plaisir et d’angoisse
Pour en prendre la mesure, rien de tel que le concert donné à la Gaîté Lyrique la veille. On y vit ce petit bout de femme se transformer en bête de scène, capable de chanter, danser, émouvoir et prendre possession de la salle qui répondait au moindre de ses mouvements. On y vit aussi des jeunes filles (en majorité) se lâcher sur les beats des morceaux les plus r’n’b, chanter à tue-tête des paroles connues par coeur, réprimer quelques larmes ou carrément sortir les briquets sur son titre le plus connu à ce jour, la magnifique et increvable Nuit 17 à 52. Un tourbillon que la jeune femme accueille avec un mélange de plaisir et d’angoisse.
“J’ai le syndrome de l’imposture, explique-t-elle. La peur subitement de ne pas être à la hauteur, physiquement surtout. Avant le concert à la Gaîté, j’avais complètement perdu ma voix. Et en même temps, c’est très stimulant. J’accomplis des choses dont je me pensais incapable. Il y a des gens qui commencent à me dire : profites-en tant que ça dure Christine. Je réponds : je sais, je suis déjà angoissée. Là, tu m’angoisses encore plus en fait !”
Elle rit, avant d’ajouter : “En vrai, ce qui se passe est assez inespéré.” Dans le paysage pop français, Christine fait l’effet d’un ovni, un électrochoc salvateur qui tente d’emmener la chanson française ailleurs, en la malaxant, la queerisant à coups de beats electro et de références multiples. Tout chez la chanteuse dit l’absence de frontières, la croyance profonde en l’hybridité, l’attraction et la friction des contraires. Sa façon de mélanger l’anglais et le français, Véronique Sanson et Beyoncé. Sa gestuelle, précise, qui projette des influences majoritairement américaines (Broadway, Andy Kaufman), sa façon de remettre en cause l’idée même de performance. Son culte voué à Michael Jackson.
“Je suis amoureuse de lui depuis que j’ai 3 ans, confirme la jeune femme. Je l’ai vu dans un film à Disneyland Paris. Ça ne m’a plus quittée. Il a voulu se fondre dans sa musique. On ne savait plus si c’était un homme ou une femme, un Noir ou un Blanc. Je suis fascinée par sa transformation.”
La liberté de prendre une autre identité
“Transformation” revient très souvent dans la bouche de Christine, talonné de près par “travestissement” et “déguisement”. Des mots qui disent tous le changement d’état, la liberté de prendre une identité autre que la sienne. Sa mue, totale, spectaculaire, remonte à quatre ans. En 2010, Christine s’appelle encore Héloïse Letissier et est élève à Normale sup Lyon. Issue d’une famille d’enseignants, elle poursuit depuis l’enfance une logique d’excellence. Piano, chant, parcours scolaire brillant.
Après deux ans de classes préparatoires, Héloïse intègre donc l’ENS Lyon et le Conservatoire d’art dramatique. Elle rêve de mise en scène. Sur place, pourtant, rien ne se passe comme prévu. “Au Conservatoire, les enseignants masculins ne voulaient pas préparer les filles au concours pour la mise en scène. Ça s’est très mal passé. Prof de lettres, ça ne me disait rien.”
Asphyxie. La machine se grippe. Elle décroche, se terre dans sa chambre, déprime. En février, sursaut, elle part en vacances de “dépressive” à Londres, une ville qu’elle connaît bien pour l’avoir de nombreuses fois visitée avec son père, prof d’anglais. “J’étais borderline, j’ai fait des choses que je n’aurais pas faites d’habitude, comme sortir seule le soir. Je suis assez timide, j’ai un mode de vie assez protestant.”
Devenir Christine
Plusieurs nuits par semaine, elle se réfugie chez Madame Jojo’s, un cabaret queer. Trois travestis s’y livrent à un numéro très drôle, qui explique comment faire du rock et de la cuisine. Héloïse y assiste religieusement, seule à une table. “Je devais faire pitié, plaisante-t-elle. Au bout de plusieurs nuits, elles sont venues me voir en me demandant si ça allait. J’ai répondu : pas trop.”
Elles lui proposent de passer du temps ensemble. Héloïse s’installe chez l’une des trois pendant une semaine à Londres. “Elles ont un peu accouché du projet. Je leur disais mes problèmes. Elles m’ont dit qu’il y avait plein de façons différentes de faire du théâtre, en décloisonnant les choses. Si tu aimes le théâtre mais que tu n’y trouves pas ta place, alors fais-en autre chose. Ce sont des personnages qui savent utiliser leurs forces pour en faire des faiblesses.” Héloïse entrevoit sa solution : elle deviendra Christine et montera un groupe avec elles, ses Queens, qui chanteront des chansons très théâtrales. “Elles m’ont dit, incrédules : ‘Rentre en France, écris tes chansons et on verra bien”, se souvient la jeune femme en riant.
De retour à Lyon, Héloïse écrit avec frénésie. Et peaufine ce personnage de Christine, mix entre sa colère, ses références et ses frustrations. “Christine est totalement queer dans le sens où elle retourne les stigmates. Elle fait une force de ses faiblesses.” Elle la pense totalement libre, ni trop féminine, ni trop masculine, en costume. “Forte, sûre d’elle dans sa libido.” Renforts symboliques, les Queens demeurent, virtuellement, dans son nom de scène. A elle seule, elle sera Christine And The Queens.
De GarageBand aux inRocKs Lab
Les chansons coulent. Christine compose sur GarageBand en chantant directement dans le micro de l’ordinateur. Fin mars, trois potes de l’ENS, soucieux de ne pas la voir réapparaître, viennent toquer à sa porte. Elle leur fait écouter ses chansons. Ils la convainquent de les poster sur CQFD (aujourd’hui les inRocKs Lab), le concours de découvertes des Inrocks.
Avril, tout s’emballe. Elle est sélectionnée en finale. Elle enchaîne par des concerts, fait la première partie de The Dø, au Trianon, seule avec son ordi. Son ordi plante. Elle ne se démonte pas et se met à parler aux gens. “J’ai tout fait de manière très instinctive à cette époque, mais je n’avais aucune inhibition.” Deux ep suivent. Le troisième, Nuit 17 à 52, lui fait prendre une autre dimension. “Je ne voulais pas sortir cette chanson au départ. Je la trouvais trop classique. Je l’ai écrite en une heure de manière très spontanée. J’ai vu qu’elle touchait beaucoup, ça m’a mise en confiance.”
Au moment d’enregistrer son premier album, Christine a envie d’un son chaud, analogique. “J’avais atteint mes propres limites avec mon ordinateur, je n’y arrivais pas.” Sa maison de disques l’encourage à aller rencontrer Ash Workman, le producteur de Love Letters, dernier album de Metronomy. La jeune femme s’y présente sur la défensive. “Je lui ai dit que j’aimais Drake et Kanye West, et que je cherchais ce type de son. Il m’a dit qu’il aimait aussi et on s’est immédiatement trouvés.” Le résultat, Chaleur humaine, est à la hauteur des espérances. Il s’ouvre sur la puissante It, qui donne une idée du programme identitaire et musical du disque. “She wants to be a man”, chante une Christine provocante, sur des beats r’n’b, puissants et minimaux.
“J’ai eu envie symboliquement avec cette chanson de prendre la place d’un mec. Peut-être parce qu’on ne me donnait pas ce que je voulais en tant que fille. Mais aussi par jeu. Il y a quelque chose de la toute-puissance enfantine dans cet énoncé, explique la jeune femme. Le changement de sexe définitif ne m’intéresse pas.”
Entre littérature et Beyonce
Chez Christine, rien n’est figé, pas plus la conscience de soi que l’appartenance à une quelconque chapelle. Porté par une force nouvelle (celle qui vient lorsque le sujet trouve sa propre façon de respirer et d’être au monde, loin de la sensation de devoir “se conformer à”), le disque trouve son identité dans la mouvance, le jeu constant avec les normes et les genres. Un r’n’b inspiré par Beyoncé (Half Ladies, son Single Ladies à elle, dédié à toutes les filles qui ont du mal avec le modèle de la femme parfaite) côtoie ainsi des textes plus littéraires (le magnifique Saint Claude, qui s’inspire dans son écriture du “stream of consciousness”, la technique narrative propre à Virginia Woolf).
Iconoclaste, elle s’autorise une reprise des Paradis perdus de Christophe – qui fait partie, avec Bashung époque Play blessures et Gainsbourg époque Gainsbarre, de ses rares références françaises – qu’elle télescope au moment du refrain avec le Heartless de Kanye West. Le résultat est bouleversant.
“Quand j’ai rencontré Christophe, il m’a dit que c’était une bonne idée, Kanye West, raconte-t-elle. On a dîné ensemble, je crois que j’ai complètement foiré. J’avais les mains moites, j’étais là dans mon petit costume. J’avais l’impression d’être la énième chanteuse française à venir lui casser les pieds. Je suis timide, je crois que ne suis pas très douée pour zoner avec des gens que je ne connais pas.”
Un deuxième album dans le viseur
Le futur ? En réécoutant l’album, en répondant aux questions des journalistes aussi, la chanteuse dit avoir déjà une idée de la direction que pourrait prendre son deuxième album. “J’ai constaté que Chaleur humaine était beaucoup plus languide, lent et mélancolique que ce que je pensais. J’aimerais que le deuxième soit plus pêchu. J’imagine un disque funky, libidineux à la Gainsbarre. Je pense également que je vais faire évoluer le personnage de Christine. Elle n’est pas assez caractérisée pour que j’aie besoin de la tuer à chaque album à la manière d’un Ziggy Stardust. C’est comme un alter ego scénique, qui peut grandir, vieillir. Elle peut devenir dégueulasse.”
Avant qu’elle n’entre dans la Maison de la radio, on discute encore un peu. Elle confie son rapport totalement compulsif aux réseaux sociaux, son goût pour la mode sombre et théâtrale de Riccardo Tisci ou plus rock d’Hedi Slimane chez Saint Laurent. Elle dit sa profonde intranquillité, son incapacité à lâcher les choses, sa sensation d’être en constante représentation. “A part sur scène. Là, j’ai l’impression de me rassembler, d’être dans le moment présent, d’avoir une dimension en plus que dans la vie réelle”, explique-t-elle. Avant d’ajouter, déterminée : “Je crois que si je ne faisais pas un truc artistique, j’irais casser la gueule à des gens.”
Géraldine Sarratia
Album Chaleur Humaine (Because)
Concerts le 1er août aux Nuits secrètes à Aulnoye-Aymeries, le 30 septembre et le 1er octobre à Paris (Cigale)
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