Un monstre malade. Le Scarface de De Palma : un récapitulatif de ses mauvaises pulsions. D’abord méprisé, il est devenu un film culte et l’influence majeure et dévoyée du cinéma d’action hollywoodien. Scarface est un authentique film culte. Des sniffeurs mondains à la cinéphilie américanophile, en passant, via la vidéo, par la banlieue, tous ont […]
Un monstre malade. Le Scarface de De Palma : un récapitulatif de ses mauvaises pulsions. D’abord méprisé, il est devenu un film culte et l’influence majeure et dévoyée du cinéma d’action hollywoodien.
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Scarface est un authentique film culte. Des sniffeurs mondains à la cinéphilie américanophile, en passant, via la vidéo, par la banlieue, tous ont vu le film des dizaines de fois, connaissent par coeur les moindres répliques ordurières et le nombre de « fuck » à la minute. Passons. Scarface est surtout un grand film. Sorti en 1983 (l’année du Retour du Jedi !), Scarface est très mal reçu par le grand public : la mode des films violents et adultes est passée. Quant à la critique, solidaire de la censure, elle s’acharne contre cette exhibition de violence et de vulgarité, et stigmatise l’outrecuidance d’un film qui ose moderniser le chef-d’oeuvre de Hawks (1932). Si on salue parfois la virtuosité de De Palma, c’est pour mieux regretter qu’elle serve un remake aussi contestable. Pourtant, quelques années plus tard, Scarface est devenu, avec les polars de Hong-Kong, l’influence principale du cinéma d’action hollywoodien qui va singer, à la sauce commerciale (plus d’humour et moins de noirceur), l’exubérance visuelle, les sanglants règlements de comptes, les dialogues à l’obscénité délirante de la fresque de De Palma. Scarface, comme les westerns de Leone, a engendré une descendance infâme parce qu’il était un morceau de cinéma suffisamment funèbre pour enterrer un genre, le film de gangsters, plutôt que de le revitaliser.
Revoir aujourd’hui Scarface, c’est donc revoir un film étalon des années 80, en même temps que le glorieux et tardif vestige de la décennie précédente. C’est en effet dans Scarface que l’influence de Peckinpah sur De Palma se fait le plus ressentir, à cause de ce mélange de trivialité et de sophistication, qui débouche sur une esthétique à la fois spectaculaire et distanciée de la violence. Le mouvement interne du film effectue la jonction entre deux époques du cinéma de genre, passée (réalisme crasseux) et future (violence chorégraphique). Le film de De Palma est clairement scindé en deux : une partie nerveuse, qui montre l’ambition démesurée d’un réfugié cubain, Tony Montana, petite frappe hystérique interprétée par un Al Pacino survolté qui tient là le rôle de sa vie, et une seconde partie énervée, qui montre son déclin, une fois le rêve américain (mal) acquis, pour cause d’excès de paranoïa, de coke et de violence, encore.
Contrairement à ses piteux imitateurs, la caméra de De Palma n’épouse jamais les dérèglements schizophréniques de ses personnages. Elle les enregistre avec une froide virtuosité. Le film, écrit par Oliver Stone, se vautre sans y croire dans le psychologisme destroy et s’en échappe pour rejoindre le cinéma d’horreur lorsque Montana sombre dans la démesure névrotique. Partant du documentaire (ou plutôt du reportage télé), le film s’achemine vers l’opéra (l’inégalé carnage final rouge et or, où Pacino, du haut de son balcon, crache flammes, sang et poudre).
La scène-pivot du film est un clip didactique hilarant qui montre la circulation de l’argent de la drogue. Géniale équivalence avec le film de Hawks, les plans de mitraillettes crépitantes sont remplacés par ceux d’une machine à trier les billets, au bruit identique. On retrouve ici l’humour sarcastique de De Palma qui finit de ridiculiser les intentions pamphlétaires du politologue enfariné Oliver (complètement) Stone. Témoins de cette progression très impure du réalisme au fantastique, les scènes de meurtre sont filmées soit comme des snuff (la fameuse scène de torture à la tronçonneuse), soit comme des rituels théâtraux.
Dans la carrière de De Palma, Scarface est, à défaut d’un projet personnel, un récapitulatif des mauvaises pulsions qui animent son cinéma, ici violemment expulsées : voyeurisme, impuissance, castration, inceste, tout y est. Après cet épanchement sanguin de bas instincts, De Palma, s’il ne se départira pas de son cynisme, tendra vers des films de plus en plus cérébraux et désincarnés (Snake eyes, Mission : impossible, où les hectolitres de sang déversés dans Scarface se muent en une unique goutte de sueur). Tandis que le cinéma de De Palma, tenté par l’abstraction, continue de susciter la controverse, le pouvoir de fascination de Scarface, film monstre (un monstre malade, cela va sans dire) demeure absolument intact.
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