Une mise en scène épurée de Peter Sellars, doublée d’une vidéo de l’artiste Bill Viola : deux univers qui se rejoignent pour révéler celui de Wagner dans un “Tristan et Isolde” zen et universel. Entretien croisé.
Parce qu’il nous a habitués à immerger l’univers lyrique dans le réel le plus immédiat et contemporain, on pouvait se demander comment Peter Sellars allait prendre en charge l’oeuvre d’un compositeur,Wagner, adulé par le national-socialisme. Et comment la collaboration avec Bill Viola, qui a réalisé pour cet opéra un film d’art vidéo de quatre heures, allait s’inscrire au cœur de sa mise en scène. La réponse est simplissime : Peter Sellars et Bill Viola cultivent l’indépendance réciproque. C’est déjà une approche de l’amour, la grande affaire de Tristan et Isolde. C’est également une attitude politique, l’autre grande affaire de cet opéra.
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Peter Sellars, quel rapport entreteniez- vous à l’oeuvre de Wagner ?
Peter Sellars – Ma connaissance de Wagner remonte à l’époque de mon adolescence, et j’ai toujours entretenu avec lui des rapports de haine et d’amour. Wagner est pour moi ce qui se fait de pire, et il représente aussi quelque chose à quoi je ne peux finalement pas résister. Il est bouleversant au sens le plus profond du terme, mais, en même temps, il nous viole d’une certaine façon.
Bien sûr, j’étais plutôt un enfant de Stravinski, j’étais attiré par le modernisme et par tout ce qui avait été inventé pour détruire Wagner, et je faisais partie de ceux qui disaient qu’il faut en finir avec le XIXe siècle. Nous nous devions d’être directs, aigus et de ne surtout pas nous perdre dans cet impossible brouillard, cette obsession de soi qui caractérise Wagner. Evidemment, nous sommes aussi les enfants de Baudelaire et ceux des paradis artificiels, donc Wagner est encore là. Avec le psychédélisme, il fait partie de tout ce que l’on adore. Etre obsédé par l’amour et par la question de la mort : ce sont pour moi des interrogations humaines extrêmement profondes.
Avec le sida, nous avons tous des amis très proches qui ont été touchés, ou qui sont en train de mourir. Et qu’est-ce que l’on apprend de l’amour ? Qu’est-ce que l’amour enseigne de la vie ? Pour notre génération qui a vu mourir tant de proches, le troisième acte de Tristan et Isolde est d’un enseignement fondamental. Cela posé, on s’aperçoit qu’il est impossible de faire l’impasse sur Wagner. Quand l’occasion s’en présente, et c’est le cas pour moi aujourd’hui, on doit aller droit dedans.
Comment avez-vous envisagé votre travail avec Bill Viola ?
Peter Sellars – Chaque fois que l’on assiste à une production de Tristan et Isolde, ce n’est jamais à la hauteur de l’œuvre, on est déçu, cette œuvre est impossible à porter à la scène. Mais là, avec un artiste comme Bill qui a son propre vocabulaire, à la recherche d’une imagerie qui lui est propre depuis trente ans, et avec Wagner à côté, on a déjà un début de discussion. Ce qui m’a intéressé, c’est de mettre côte à côte ces deux artistes. Bill et moi sommes les enfants de John Cage et de Merce Cunningham ; notre principe de travail n’est évidemment pas la méthode MTV, avec une coupure à chaque changement de rythme ; notre but est que l’image se libère de la bande sonore, et que la bande sonore se libère de l’image. De façon que les deux identités, son et images, existent chacune dans leur propre sphère. C’est exactement ce qui amène au plaisir. Notre travail pourrait s’apparenter à une relation amoureuse entre adultes, où l’on ne demande pas à l’autre d’être forcément d’accord avec soi. Si l’on est adulte, il n’y a pas de problème à ne pas être en accord avec quelqu’un qu’on aime. C’est la maturité de la relation que nous entretenons avec Wagner que j’adore.
Bill Viola, ce Tristan et Isolde n’est-il pas l’une de vos pièces les plus ambitieuses ?
Bill Viola – J’avais déjà travaillé sur une pièce qui n’en finit pas, un cycle d’images de douze heures qui se répète indéfiniment. Sur Tristan et Isolde, il ne s’agit que de quatre heures ! L’ambition vient plutôt du mode de travail à partir d’un texte existant. Dans mon travail, l’écrit a une importance fondamentale,mais il s’agit plutôt de textes sacrés, anciens, voire mystiques. J’y puise mon inspiration, même si les connexions ne sont pas directes à première vue pour le public. Dans Wagner, l’histoire s’impose par sa force dramatique et son découpage scénique qui sont simultanés.
A l’évidence, je devais éviter d’illustrer cette histoire. Lorsque vous voyez sur l’écran un homme et une femme, il ne faut pas penser à Tristan et Isolde,mais plutôt à des archétypes masculin et féminin. J’ai voulu aller au-delà de ce couple. Toucher à quelque chose de plus universel. Quant à la musique, elle crée son propre paysage sonore.
Que pense l’homme d’images que vous êtes de la musique ?
Bill Viola – Pour moi, la musique n’est pas intellectuelle. En ce sens, elle est assez proche du cinéma. Ces formes en mouvement, images ou sons, sont du registre de l’émotion première, et la réflexion s’impose seulement après. C’est du vécu instantané. Au départ, c’est une expérience physique. Le génie de Wagner ne résidait pas dans l’illustration de l’action, comme c’est le cas dans la plupart des opéras, mais plutôt dans le fait de traduire les mouvements de la conscience humaine. Je n’étais pas un fan de Wagner avant de travailler sur cet opéra et, depuis, je dois dire que je vois Wagner partout : dans un cartoon de Bugs Bunny comme dans mes actes de tous les jours. C’est comme si j’étais condamné à vivre avec lui pour le restant de ma vie !
En décembre 2004, vous avez présenté “The Tristan Project” à Los Angeles. C’était une première étape de travail ?
Bill Viola – Plus que ça. Pour la première fois, on réunissait sur scène les images et la musique, avec une intervention réduite de Peter Sellars. Et pour cause, il n’y avait plus de place sur scène pour lui ! Mais c’était comme de disposer d’un laboratoire géant où s’élabore une construction point par point.
Que peut nous dire Tristan et Isolde sur notre monde actuel ?
Bill Viola – Définitivement, je crois que Tristan et Isolde nous montre un mythe et pas une romance de plus. Et c’est aussi notre monde actuel, spécialement aux Etats-Unis. On peut n’y voir qu’un homme qui trahit sa femme ; mais dès que j’élargis ma vision, je pense au gouvernement américain qui trahit ses propres principes démocratiques, sur lesquels le pays est fondé. La question est alors : quand devez-vous briser les règles ? Et, au-delà du bien et du mal, est-ce qu’il ne faut pas vivre dans l’illicite pour être juste avec soi-même comme avec les autres ? L’amour peut rendre juste ce qui ne l’est pas aux yeux des autres. L’amour reste la force ultime.
Peter Sellars, par rapport à ce que l’on a pu voir de vous au théâtre dernièrement, on a ici une autre approche de votre travail. Comment guider les spectateurs ?
Peter Sellars – De Nixon in China aux Perses, en passant par Le Marchand de Venise, le public français qui me suit sait bien que chacun de mes spectacles l’emmène dans des univers différents. Avec Wagner, j’ai tenté de ramener un argument excessif à un jardin zen pour faire entendre l’essentiel sur scène. Le tout dans un minimalisme qui se réclame, et là nous l’avons voulu, du bouddhisme. On enlève la malédiction de Wagner, toute cette chrétienté tordue, cette religiosité du XIXe siècle qui l’étouffe et que lui-même voulait éviter sans avoir les moyens de le faire. Il voulait créer son dernier opéra sur la vie de Bouddha,mais il n’avait pas accès à certains textes. La première fois que Tristan s’adresse à Isolde, ils sont dans le bateau. Il est malade et il se nomme Tantris.
Bien sûr, Wagner ne connaît pas le tantrisme, ni le bouddhisme, mais seulement la culture aryenne et l’on sait que tous les mythes européens sont des mythes de l’Inde. J’ai beaucoup travaillé sur certains textes bouddhistes pour faire la mise en scène. Parce que c’est là, à l’intérieur de l’œuvre. Il faut vraiment supprimer le “Wagner Hitler” pour en trouver un autre qu’il voulait lui-même, tout en connaissant les limites du contexte de sa culture. Et cent cinquante ans plus tard, on respire plus largement dans un monde où le dalaï- lama visite souvent Paris. Ça devient normal, c’est une partie de la culture européenne.
Entre Tristan et Isolde, y a-t-il un lien de nature politique ?
Peter Sellars – C’est toujours politique. Deux personnes réunies, c’est déjà politique. Pour moi, dans l’acte II surtout, il s’agit d’une politique féministe. C’est Isolde qui doit souvent corriger Tristan, pour dire : “Non, non, c’est Tristan ET Isolde !” (rires). Ce “et” est très important. Chez Wagner, il est très clair que cet amour n’est pas permis et qu’il constitue même un affront politique, et donc une opportunité politique pour attaquer les gens (…).
L’art doit insister sur l’existence de cette vie intérieure qui ne passe pas à la télé, qui ne peut se vendre. Ça, c’est radical. L’art nous donne un peu d’espace, nous permet de rester à un niveau d’analyse et de découverte complexe, qui ne tombe pas dans la propagande. Sinon, on n’a que des surfaces, et rien pour aller en profondeur. Mettre en question la surface, continuellement, c’est déjà très politique.
Traduction Philippe Noisette
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