Dans « Trois fois Manon », âpre mini-série de fiction sur une fille de 15 ans placée en centre éducatif fermé, Jean-Xavier de Lestrade porte un regard vif sur la violence adolescente et les manières de l’apaiser.
A quoi rêvent les filles de 15 ans ? Comment articulent-elles le crépuscule de leur enfance immature et l’aube de leurs affects accomplis ? Si Jacques Doillon a, en 1989, posé avec son film La Fille de quinze ans un cadre esquissant les traits de cet âge troublant, Jean-Xavier de Lestrade en sonde la part la plus sombre dans sa mini-série en trois partie Trois fois Manon (produite par Nicole Collet). Ici, la fille de 15 ans, Manon, placée dans un centre éducatif fermé après avoir agressé gravement sa mère, affiche ses tourments à vif, souffre d’un mal-être insaisissable, déploie une violence intérieure qui se retourne contre la terre entière.
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L’enjeu de cette fiction est de cerner les contours de ce malaise, d’en consigner les actes à défaut d’en comprendre précisément l’origine. Où trouver la source de sa violence ? Jean-Xavier de Lestrade remonte un fleuve agité, sans chercher à élucider entièrement son mystère, mais en décrivant tous ses affluents, ce qui découle d’une relation houleuse entre une mère écrasante et sa fille noyée.
Déjà sensible au sujet dans l’un de ses précédents films – Parcours meurtrier d’une mère ordinaire : l’affaire Courjault (sur une mère accusée d’infanticides) -, Jean-Xavier de Lestrade raconte ici l’histoire d’une dévoration. Si la mère de Manon, interprétée par Marina Foïs, sidérante de violence rentrée, n’assassine pas sa fille, elle la ronge, comme si elle était prête à l’avaler, d’un amour moins débordant que dévorant, moins sincère que pervers. La façon qu’elle a d’embrasser Manon, saisissant son visage à deux mains, tel un vampire menaçant, suffit à signifier le malaise de cette relation, de cet accaparement suffocant, marqué aussi par un père absent.
Jean-Xavier de Lestrade orchestre ces signes discrets mais manifestes, sans jamais insister sur les traces de la mésentente. Ces gestes furtifs sont la preuve tangible d’un mal sourd et sournois, parfaitement identifié par un personnage du film qui explique qu' » il y a des parents qui mettent au monde des enfants et d’autres qui leur donnent la vie ».
Un huis clos étouffant
Ce cadre mental, pathologique, reste pourtant en arrière-fond de Trois fois Manon, qui s’éloigne d’une lecture psychologisante du drame pour se concentrer sur l’espace physique où il se noue et à la manière d’y échapper. C’est la vie âpre d’un centre éducatif fermé, dans lequel Manon se retrouve prisonnière en compagnie d’autres filles en souffrance, qui forme le motif central de la série. Au coeur de cet espace clos, proche d’un dispositif carcéral, la dramaturgie se déploie autour d’une tension entre deux approches de la violence adolescente, deux types de riposte : d’un côté la volonté répressive, incarnée par le directeur du centre, et, de l’autre, l’attention pédagogique, illustrée par une prof pleine de courage et un éducateur empathique (formidables Alix Poisson – lire aussi page 29 – et Yannick Choirat).
Co-scénariste de la série, Antoine Lacomblez a, en amont du tournage, mené de nombreux entretiens avec des pédagogues pour nourrir son sujet d’éléments réalistes, comme dans toutes les fictions de Jean-Xavier de Lestrade, reconnu par ailleurs en tant que documentariste. Sans porter de jugement univoque, Trois fois Manon démontre les impasses de ces centres éducatifs fermés, créés en 2002 et depuis contestés par de nombreux militants de la protection de l’enfance, qui y voient surtout une remise en cause du caractère protecteur de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante.
Censés être une alternative à la prison pour les mineurs récidivistes âgés de 13 à 18 ans, ces centres manquent souvent de personnel formé, de psys et d’éducateurs capables de porter une attention soutenue aux ados sans repères. Lieu disciplinaire plutôt qu’espace de soins, le centre éducatif fermé voudrait ici cantonner Manon à son statut de paria de la société, comme si plus personne ne pouvait atténuer ses souffrances, éteindre ses feux incontrôlés.
Le réalisateur s’évertue à filmer, à croire, à défendre le contraire : l’abandon de Manon a une issue, au-delà de la discipline bête et aveugle des personnages obtus, comme le principal ou le prof de sport. La parole, l’écoute, les regards discrets mais compréhensifs peuvent sauver l’adolescente de ses tourments incessants. Progressivement, parti d’une déchirure, d’une faille abyssale, le récit tend vers une réparation, un éclaircissement qui prend la forme d’une libération. Le visage de Manon s’éclaircira, comme sa voix s’adoucira après avoir hurlé sa peine.
Outre ces questions intimes et politiques de la violence intrafamiliale et de la justice pour mineurs, outre l’art efficace que Jean-Xavier de Lestrade a de filmer un huis clos étouffant et de faire vibrer une tension permanente, 3 x Manon repose évidemment sur la performance de sa jeune comédienne, Alba Gaïa Bellugi. Aux côtés des autres acteurs, impeccables, elle irradie le film de sa seule présence, asphyxiante, maladive, sensible, déglinguée. Sa sauvagerie est celle d’une innocence perdue, son apaisement celui d’une parole retrouvée.
Trois fois Manon, minisérie (3 x 52 min) de Jean-Xavier de Lestrade, avec Alba Gaïa Bellugi, Marina Foïs, Alix Poisson, Yannick Choirat, jeudi 10, 20 h 50, Arte
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