Le groupe, engagé et porté par un idéal collectif, a accepté, en plus de la rédaction en chef de ce numéro, de nous accorder une interview en profondeur. Où il est question de leur cinquième album, de grandir au Texas, des Cure, de l’Amérique sous Trump et de la folie du live.
C’était il y a une dizaine d’années, à Boston. Arcade Fire, qui venait de sortir Funeral et avait fini au forceps sa première tournée américaine, nous avait ouvert ses portes. C’était un peu la panique. Jeremy Gara, alors batteur manager, nous demandait qui étaient ces gens qui l’appelaient de France.
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Le soir même, dans un ex-club de strip-tease devenu salle rock, Arcade Fire nous avait transpercés à jamais, et nous décidions de vouer fidélité à cette bande montréalaise comme jadis aux Smiths, à Radiohead ou aux Pixies (vous verrez ici que nous n’avions pas tapé loin en termes d’ADN).
Eté 2017 : le groupe vient de sortir son cinquième album et nous le retrouvons pour cette interview qui ouvre un nouveau cycle pour notre magazine. Win Butler, son frangin Will toujours aussi drôle et le roux Richard Parry, dépêchés pour nous répondre, sont toujours animés de la même flamme.
Comme souvent avec Arcade Fire, il est question d’engagement, mais au final, c’est de musique que l’on parle, les yeux brillants : le Daft Punk Thomas Bangalter, Phoenix, Jay Z, Beyoncé, Jack White, Pulp ou The Cure, et aussi de Paris. Interview en profondeur, avec l’un des plus grands groupes du monde.
Qu’avez-vous ressenti après trois ans de chantier et de studio sur Everything Now, votre nouvel album ?
Win Butler – Avec nous, c’est sans fin, ça ne forme qu’un tout, sans répit, on passe de l’enregistrement aux vidéos, à la tournée… Chaque activité utilise une partie différente du cerveau. Et tout est intense. Nous arrivons à déléguer mais, pour nous, le moindre détail compte. Faire un album, c’est épuisant émotionnellement, physiquement…
Là, on travaillait deux semaines, puis on se dispersait deux semaines et je cherchais dans les bandes les meilleurs moments. Même si nous avons un ingénieur du son, je suis le seul à mémoriser chaque séance, chaque moment, chaque prise. Et c’est écrasant.
Je deviens le disque dur, qui finit par saturer, par être surchargé d’informations. Je me sens alors comme un ordinateur en surchauffe, avec des dizaines de fenêtres ouvertes, et sur lequel il faut accomplir encore et toujours plus de tâches.Richard Parry – C’était important aussi pour cela de changer de lieu, de bouger, de transporter notre musique comme nous l’avions fait en Jamaïque pour l’album précédent. Les premières sessions ont eu lieu à La Nouvelle-Orléans, une ville qui nous inspire beaucoup, puis, l’été dernier, après avoir fait le tri dans ce que nous voulions garder, nous nous sommes installés quelques jours à Paris pour enregistrer au studio Gang.
Même s’il y avait pas mal de pression en arrivant, nous savions exactement où nous voulions aller. Ensuite il fallait encore mixer, etc. Mais personnellement, je garde un excellent souvenir de ce passage à Paris, dans et hors du studio. Je me souviens d’heures passées à vélo à me balader en ville après les sessions. C’était assez doux pour nous autres, mais peut-être plus dur pour Win en effet. (rires)
Et toi, Win, qu’as-tu pensé de ce moment à Paris ?
Win Butler – Pour une fois, nous y avons un peu posé nos bagages et avons pu en mesurer le pouls. Quand tu viens du Québec, tout le monde se moque de ton français, ça finit par être pesant. Il existe une étrange rivalité entre la France et le Québec, alors que les deux pays devraient être liés comme frère et sœur.
Il ne faut pas oublier que le Québec fait presque trois fois la taille de la France, arrêtez de nous prendre de haut ! Montréal a produit beaucoup plus de groupes géniaux que Paris, le cinéma est florissant ! Je me souviens d’un Parisien à Montréal, avec qui j’ai tenté de parler français. Il s’est carrément foutu de ma gueule : “Mec, fais attention, tu commences à parler comme un Québécois !”
Je lui ai répondu que je préférais parler comme un Québécois que comme lui et son accent pourri en anglais ! J’adore le français, notre fils va dans une école en français, je rêve d’être bilingue. Mais je préfère traîner à Marseille plutôt qu’à Paris, on n’y ressent pas cette prétention.
Au studio Gang, vous avez travaillé avec Thomas Bangalter de Daft Punk. Comment ça s’est passé ?
Win Butler – Comme nous sommes potes avec Phoenix, nous avions déjà croisés les Daft sur des dates aux Etats-Unis. Mais c’est grâce à notre implication dans la plate-forme Tidal que nous avons rencontré Daft Punk. Une des raisons pour lesquelles nous avons rejoint Tidal était de pouvoir se retrouver autour d’une table de travail avec Kanye West, Jack White, Daft Punk, Madonna, Jay Z et Beyoncé. Juste pour parler de musique…
On n’a résolu aucun des problèmes liés à la musique, mais on a échangé, c’était comme le G8 à la coule ! Si nos musiques sont très différentes, nous avons en commun le soin du détail, l’envie d’inscrire notre musique dans un univers culturel plus large, d’écrire des mélodies qui parlent aux âmes… Même avec Kanye, nous avons la même vision, la certitude que l’art compte, que la musique populaire peut changer les choses, qu’elle n’est pas fatalement immonde.
Une autre raison de notre participation à Tidal est que je croise sans arrêt des musiciens géniaux, en Haïti par exemple, qui ne gagnent pas un centime. Il est fondamental d’avoir une plate-forme où la musique leur rapporte quelque chose.
Dans beaucoup de pays, un peu d’argent peut faire une grosse différence et ça peut créer une stimulation, comme lorsque Chris Blackwell a offert de l’argent aux artistes jamaïcains, qui ne touchaient rien jusqu’alors. Motown avait offert ce même genre d’opportunité aux musiciens de la scène de Detroit…
Quel a été le rôle de Thomas Bangalter ?
Win Butler – On a beaucoup discuté. Nous sommes sur la même longueur d’onde, notamment pour l’enregistrement sur bandes, l’utilisation de deux micros… Des trucs de nerds. Son rôle était donc plus… philosophique. Il a fallu beaucoup de temps et d’encouragements de sa part pour qu’une chanson comme Everything Now prenne forme.
On savait qu’il y avait un truc, mais sans trouver le groove… On a tenté tant de façons de la jouer qu’on se perdait. Et Thomas écoutait et disait : “Non, non, non, ça non plus !” La séance d’enregistrement au studio Gang de Paris a débloqué beaucoup de choses. Ça a été court, mais intense.
Une chanson comme Put Your Money on Me, que l’on pensait irrécupérable, a été sauvée à Paris, à la dernière minute. On s’impose des deadlines qu’on ne respecte pas : on devrait savoir qu’il nous faut entre trois et quatre ans pour finir un album.
Richard Parry – Thomas agissait comme un sage, comme un grand frère, un guide. Il nous a sidérés par sa patience, sa gentillesse, ses connaissances musicales et son approche globale de la musique.
Will Butler – Win a raison, son rôle a été plus philosophique que technique. Il nous parlait de films, d’histoire de l’art, de concepts… Il était comme un Jedi, une sorte de Yoda (rires)… Il a apporté de la profondeur, de la matière à l’album. En nous forçant à nous poser des questions comme “Pourquoi faisons-nous de la musique aujourd’hui ?”
Il fallait un corps étranger pour nous obliger à ce genre de réflexion, et nous avons adoré ça. James Murphy avait une approche moins intellectuelle, il était obsédé par le groove, les rythmes… Mais avec lui aussi, les conversations étaient passionnantes. Ça ouvre des perspectives. Geoff Barrow de Portishead est également venu nous épauler pendant une semaine, une autre voix de la raison (rires)…
Il y a aussi eu Steve Mackey de Pulp, que nous avons invité pour les mêmes raisons : nous aimons la personne et faisons confiance à ses oreilles. C’est indispensable : on passe des journées ensemble dans une salle pas plus grande qu’une caravane, on ne peut pas gaspiller l’oxygène avec une personne sans culture musicale, sans excitation !
Il est très doué pour gérer les dynamiques internes d’un groupe. Et puis, j’étais très fan de Pulp, leur album Different Class m’a profondément marqué. Après l’élection de Trump, je l’ai réécouté sans répit. J’aime ces histoires où les marginaux, les parias, s’unissent.
L’élection de Trump vous conforte-t-elle sur le choix de Montréal ?
Win Butler – Je vis à Montréal depuis quinze ans et j’ai fini par prendre certains avantages comme argent comptant. Le Québec a ses soucis, mais si tu te casses le bras, tu vas juste chez le docteur… En Louisiane, j’ai dû me rendre dans une clinique privée, située dans un centre commercial, à côté d’un Domino’s Pizza.
J’ai vu un couple qui vivait dans sa voiture, que lui utilisait pour livrer les pizzas. A Los Angeles, on a vu avec Régine un gars qui vivait dans une tente, atteint de gangrène. Je n’avais jamais vu ça, même en Haïti : on se serait occupé de lui. Mais là, on a fini par faire croire aux gens que si les pauvres sont pauvres, c’est de leur faute, parce qu’ils ne travaillent pas assez. Cette méthode de culpabilisation est choquante.
En Louisiane, nous avons vu l’effondrement de l’éducation, de la santé publique, c’est un système raciste, avec un monde carcéral diabolique. Du coup, dans ce climat, le KKK sort du bois dans le Sud – même si tous leurs défilés sont accueillis par vingt fois plus de contre-manifestants. Mais je reste positif, c’est le chant du cygne de cette mentalité, le progrès va triompher. Même si je paie mes impôts au Canada, je reste citoyen des Etats-Unis, j’ai voté aux dernières présidentielles.
Vous, les frères Butler, aviez déjà passé du temps dans ce Sud, au Texas. Pourquoi en êtes-vous partis ?
Win Butler – Nous y sommes arrivés quand j’avais 5 ans, après avoir vécu en Californie et en Argentine. Mon premier souvenir du Texas, c’est l’ouverture de la porte de l’avion : soudain, c’était comme si un mur de chaleur et d’humidité m’était tombé dessus. Je me suis retourné vers ma mère et je lui ai demandé : “Pourquoi on fait ça ?” Je me suis immédiatement senti étranger.
Mes parents adoraient la nature, ils partaient en randonnée, campaient, faisaient du kayak… A Houston, la seule activité en plein air était de marcher de la maison climatisée à la voiture climatisée. Je me suis pourtant rendu compte en y revenant à quel point des trucs m’avaient manqué, comme la saison des pluies tièdes. Je jouais souvent sous la pluie, c’était mystique, il y avait cette brume que je retrouve en Louisiane.
Quel est votre plus grand motif de fierté avec Arcade Fire ?
Win Butler – Nous jouons chaque concert comme le dernier. Et pourtant, j’étais malade pendant les six premières années du groupe. Ma voix était constamment au bord de la rupture, c’était vraiment punk de continuer. Nous jouions à fond, je hurlais, je suis fier de ça. Une autre source de fierté est de ne jamais avoir été pris au piège des attentes, d’avoir toujours surpris, dérouté…
Avec une chanson comme Wake up, nous avons perdu tous nos fans originels qui haïssaient cette chanson. Mais je savais que nous avions raison, je faisais confiance à nos nouvelles chansons. Nous ne sommes jamais revenus en arrière. C’est comme les gens qui adorent OK Computer de Radiohead et rêvent qu’ils refassent un album comme ça. Mais il existe, il est déjà enregistré, gravé, on pourra l’écouter dans cent ans. C’est pour ça qu’on fait des disques : pour passer à autre chose.
Les concerts sont-ils une soupape après de longues phases de studio ? Vos récents shows étaient fous…
Will Butler – Nous travaillons et vivons par cycles. Nous tournons jusqu’à ce que nous en soyons malades, puis nous nous reposons jusqu’à ce que ça en devienne invivable, puis nous repartons en studio jusqu’au moment où on se rend dingues.
A chaque phase son énergie. Nous venons d’achever une tournée européenne, c’est le moment où les corps crient grâce, où une bonne nuit de sommeil affecte généreusement notre jeu de scène. Souvent, le public pouvait avoir l’impression que j’étais ivre mort. Alors que je ne bois de l’alcool que depuis peu.
J’étais toujours à jeun, immergé dans mon corps. Parfois, je sentais parfaitement que je m’étais blessé, que je saignais, mais je ne pouvais pas m’empêcher de tout donner : c’était comme une mission. Un mélange de philosophe détaché et de fou du village (rires)…
Richard Parry – La scène est un véritable moment de communion pour le groupe, un endroit où le collectif prend le dessus, nous formons une vraie équipe, nous sommes prêts à affronter tous les orages ensemble. Au début, quand je voyais quelle était notre implication, je me disais qu’on ne tiendrait jamais le coup. Et puis on est toujours là.
Une fois encore, vous mélangez sur Everything Now des mélodies joyeuses et des paroles très sombres. Qui vous a donné ce goût ?
Win Butler – George Orwell disait que ce qu’on aime à 13 ou 14 ans influence le reste de votre vie. En tant que musicien, on est parfois gêné. Tu as beau tenter d’effacer tes premiers émois, tu n’échappes pas aux disques qui t’ont façonné. En tuant ces influences, en remisant l’enfant, on tue son art.
Je dois composer avec ces outils, avec des choses comme Radiohead, Neil Young, les Pixies, les Smiths. Avec The Cure, aussi, qui a fait danser des gens aux idées et vêtements noirs sur la mélodie sautillante et pop de The Lovecats : un véritable tour de magie.
Album Everything Now (Columbia/Sony)
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