Une semaine après les tueries, reportage à Toulouse sur les traces de Mohamed Merah.
Tête baissée, une jeune fille se faufile furtivement pour atteindre l’entrée du 17 de la rue du Sergent-Vigné. Ce samedi 24 mars, la police a levé le périmètre de sécurité du quartier résidentiel de la Côte-Pavée. Les habitants rentrent chez eux pendant que les curieux photographient le mur constellé d’impacts de balles et ses fenêtres condamnées.
C’est de là que, trois jours plus tôt, après 32 heures de siège, Mohamed Merah a sauté arme à la main tirant de tous côtés avant d’être abattu par les policiers du Raid. Il est 11 h 26, jeudi 22 mars, quand les habitants et les journalistes pétrifiés entendent la première détonation. Suivie de celles de trois cents cartouches pendant quatre interminables minutes. Et, d’un coup, à 11 h 30, la cloche de l’école primaire, évacuée, retentit dans un silence de mort et sonne la fin de l’assaut.
Nord-Est de Toulouse. Une heure après, il s’est mis à pleuvoir à seaux sur le chemin des Izards dans la cité du même nom, un bloc rectangulaire planté au milieu du quartier des Trois-Cocus. Une trentaine de jeunes s’est rassemblée, comme tous les jours, devant la boulangerie et le bureau de tabac. Ils parlent de la mort de Merah. A l’intérieur du tabac, cinq garçons fixent les courses hippiques. Merah était leur copain, un des leurs, au minimum une connaissance. A leurs regards sombres et leurs mines peu avenantes, on comprend que les journalistes ne sont pas les bienvenus.
« Bien sûr que je le connaissais, mais vous ne saurez rien. On vit un instant de recueillement », rechigne un jeune accoudé à une rangée de magazines. Il s’énerve : « Vous les médias, vous en faites toute une montagne parce qu’il a tué des enfants juifs alors que des bombes tuent sans arrêt des enfants palestiniens. » « Ce n’est peut-être pas le bon jour pour aller leur parler, prévient la jeune directrice de l’école primaire Ernest-Renan où Mohamed a été scolarisé. Ici, les gens ont peur de l’amalgame entre lui et les Izards. C’est déjà dur pour eux de s’en sortir, ils pensent que ça va les enfoncer. »
Dans le commerce halal adjacent à l’école, l’épicier est consterné.
« Il a sali l’image des musulmans et rend service à la droite et l’extrême droite. Mes clients me disent que ce mec foutait la merde partout où il allait. On ne le voyait pas dans les mosquées ou dans les salles de prière, il revendique pourtant d’être musulman, j’ai du mal à comprendre. »
Trois mamans attendent devant la cour. « Les gens ici ne sont pas comme lui, c’est tellement horrible ce qu’il a fait », se désole Laïla (1), 32 ans, devant l’école portant le nom de l’inventeur de l’idée de nation à la française. « Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue, ou d’appartenir à un groupe ethnographique commun, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir… », écrivait Renan en 1882 lors de sa fameuse conférence à la Sorbonne.
« Restons unis contre les fous et la barbarie. »
Au 33, rue Jules-Dalou dans le quartier de la Roseraie, les impacts de balles ont été colmatés. On les devine à peine. Sans les policiers et le parterre de fleurs, on oublierait presque que cinq jours plus tôt s’est produit ici un crime abominable. De ceux pour lesquels la société n’a pas d’autre mot que « monstre » pour qualifier son auteur. Le 19 mars, au collège-lycée juif Ozar-Hatorah, Mohamed Merah, 23 ans, a abattu de sang-froid et à bout touchant Jonathan Sandler, 30 ans, ses deux enfants Arieh, 5 ans et Gabriel, 4 ans, et Myriam Monsenego, 7 ans. Et ce après avoir tué, le 15 mars, Abel Chennouf et Mohamed Legouad, deux parachutistes en uniforme de 25 et 24 ans, et le 11 mars Imad Ibn Ziaten, 30 ans, para lui aussi. Il ne comptait pas en rester là d’après les enquêteurs. Deux policiers étaient les prochains sur sa liste – le chef de la BAC de Toulouse et un membre de la DCRI.
Devant l’école, des peluches détrempées se mêlent aux fleurs. Régulièrement, des passants, enfants, adultes, ados posent des bouquets et des mots à la mémoire des morts de l’école juive. « Parents musulmans avec vous », peut-on lire à côté d’un mot écrit par un Parisien de passage : « Gabriel, Arieh, Jonathan, Myriam, nous ne vous oublierons pas. Votre malheur est le nôtre que nous soyons juifs, musulmans, chrétiens, athées, tenons-nous la main, restons unis contre les fous et la barbarie. »
Vendredi en début d’après-midi, la foule quitte une place du Capitole ensoleillée après une cérémonie en hommage aux victimes. Echarpe rouge autour du cou, Moishe (1), Français de confession juive d’une soixantaine d’années, débat encore avec plusieurs femmes musulmanes. « Le peuple juif a toujours été une nation malgré sa dispersion », professe-t-il le doigt pointé vers ses interlocutrices. Deux jeunes en survets l’interrompent. « Laisse-moi juste te poser une question. Imagine, tu m’héberges. Tu conserves ta maison mais tu me laisses une cabane dans ton jardin. Si, peu de temps après, je réclame ta maison, tu trouveras ça normal ? Dis juste oui ou non », demande Salif (1), 26 ans. « Le problème est moins simpliste », répond le vieux Juif. « Allez, ferme ta gueule », s’énerve Salif.
Khadija, 40 ans, et Timouna, 55 ans, ont prié pour que ce soit un néonazi. Ces deux figures du monde associatif toulousain redoutent les amalgames.
« C’est monstrueux ce qu’il a fait, je ne cherche pas à l’excuser, mais s’il avait eu un procès, on aurait parlé de ses circonstances atténuantes, même pour un assassin d’enfants », argumente Timouna.
Khadija craint que « les jeunes soient regardés avec appréhension ». « Ils n’ont pas besoin de ça, ils n’ont plus leur place à l’école, dans le milieu professionnel. Ils voient leur parents gagner 600 euros à la retraite, comment veux-tu qu’ils travaillent ? Il faut leur venir en aide avant qu’un groupe les récupère. » Elle s’interrompt pour lire un texto. « Deux musulmanes de Malakoff (92) se sont fait passer à tabac par une personne désirant se venger du tueur de Toulouse. Soyez très vigilantes (faites passer aux soeurs incha’Allah) PARTAGEZ, car c’est pas demain qu’on en parlera à la TV ». « Vous voyez, c’est aussi cela que l’on craint », commente Kadhija.
Trois jours après l’assaut du Raid, le gros des médias a quitté le quartier de la cache de Merah, rue du Sergent-Vigné. Quelques journalistes tentent de profiter du va-et-vient des réparateurs et des voisins pour entrer dans son appartement. Pour l’instant, c’est peine perdue. Il faut attendre un ouvrier plus conciliant.
Le postier, « barbu », se gare devant le 17. Il a du courrier en retard à distribuer. « Tiens, vous aussi vous êtes barbu », lâche goguenard le chargé de maintenance de la résidence. Le « barbu » aux lunettes Wayfarer dernier cri et caleçon apparent esquisse un sourire contrit et repart. Un calme relatif règne dans la rue lorsqu’une femme en pleurs sort de la maison juste en face de chez Merah, avec sa fille. Martine (1) hoquette, visiblement bouleversée. La veille, une équipe de télé est entrée chez elle. Elle regrette de leur avoir répondu. La voisine a peur des représailles depuis que des ados de 15-16 ans ont fait le tour du quartier pour faire passer un message : « On ne parle plus aux journalistes. »
Même s’il avait déménagé dans le quartier résidentiel de la Roseraie, Mohamed Merah passait régulièrement à la cité des Izards, son quartier d’enfance.
« Deux heures après le meurtre de Montauban, il est avec sa bagnole sur le stade des Izards à faire du rodéo en voiture avec un copain. Le lundi, après les meurtres de l’école juive, qui retrouve-t-on errant aux Izards ? Mohamed Merah », assure même son avocat, maître Etelin.
Comme si de rien n’était. Aujourd’hui, les gamins de la cité ont du mal à imaginer que le garçon fan de Zidane qui jouait au foot avec eux et les emmenait au McDonald’s ait pu commettre des crimes aussi atroces. Au bas de la fiche Wikipédia concernant la cité des Izards, le nom de Mohamed Merah a été ajouté à côté de celui de Patrice Alègre, autre tueur en série originaire du quartier.
Dans une carrosserie proche de la cité des Izards, Inès (1), 15 ans, regarde au loin lorsqu’il s’agit d’en parler. « Je le connais depuis que j’ai 8 ans. Des fois il faisait des bêtises mais il venait tout le temps avec nous, les petits du quartier. Il faisait tout comme nous. Il restait dehors, il jouait au foot, il nous achetait des bonbons. Il faisait la fête, il rigolait tout le temps. » Au bord des larmes, Inès continue : « Je suis dégoûtée, comme tout le monde. Il a déconné, je ne comprends pas pourquoi il a fait ça, mais c’est vrai que la dernière fois que je l’ai vu, il y a deux mois, il était bizarre. Avant quand il me voyait, il m’appelait pour faire un tour, là il ne me parlait plus. »
« Maintenant tout le monde va penser que les Izards, c’est Al-Qaeda »
Devant une cage d’escalier dégradée de la cité, deux jeunes discutent en mangeant un sandwich. Sweat bleu à capuche, Hicham (1), 17 ans, évoque son souvenir avec peine. « Ça fait mal car je le connaissais. Il y a encore une semaine, il est venu avec sa moto. Je n’ai rien envie de dire de méchant sur lui. » Mais il regrette l’impact des tueries sur son quartier. « Ça nique notre réputation. Maintenant tout le monde va penser que les Izards, c’est Al-Qaeda. » Hicham prépare un CAP de tourneur-fraiseur et rêve de bosser chez Airbus. Même motivé, pas facile de résister à la délinquance dans le coin, raconte-t-il. « Tu peux facilement te faire « engrener » à dealer mais si tu es fort mentalement, tu tiens. Souvent, les gamins basculent là-dedans pour gagner de la thune mais aussi pour rompre l’ennui. »
Le quartier des Trois-Cocus et la cité populaire des Izards sont réputés être un haut lieu du trafic de drogue toulousain. Construite en 1963 pour loger les rapatriés d’Algérie, elle a commencé à cumuler les difficultés dans les années 80, raconte Rémi Caussat, président du comité de quartier depuis 1984. « On a laissé dégrader cet endroit, on a concentré une population en grande difficulté et on n’a rien fait pour l’aider. Aujourd’hui, les gamins restent entre eux à l’école, au foot, dans la rue. A l’époque, on pouvait discuter, maintenant ils se sentent marginalisés, il y a eu un repli communautariste. Un jeune qui s’en sort quitte la cité, l’image de marque est si mauvaise qu’ils ne peuvent pas rester ici. »
Jean-Pierre Havrin, adjoint à la sécurité du maire de Toulouse, confirme : « Cette nouvelle génération a encore plus la conviction de ne plus avoir de perspective en France. Au Mirail (quartier populaire au Sud de Toulouse -ndlr), il y a 40 % de chômage et chez les jeunes, on avoisine les 60 %. Ils ont l’impression que la République ne leur offre aucune chance de s’en sortir. Ils ont leur contre-société, leurs propres codes et leurs propres références. Comment créer un dialogue avec eux ? »
Policier de proximité à la retraite, Jean-Pierre a bien connu Mohamed Merah. Ils ont fait du sport lorsque la famille Merah habitait au Mirail. «
Ces gamins ont été abandonnés par la police de proximité. Avant, nous étions présents en permanence dans les coursives de la cité. La pol-prox servait de maillon social pour ces familles déstructurées. Si elle n’avait pas été détruite, peut-être que le petit Merah aurait pris un autre chemin ou que des flics auraient détecté plus tôt qu’il partait à la dérive. »
Au lieu de cela, Merah accumule les échecs professionnels et familiaux. Coincé dans une famille de cinq enfants, père absent, mère femme de ménage, déménagements à répétition, Mohamed sera placé par les services sociaux de 6 à 13 ans. « C’est un pur produit de la société française, celle qui a du mal à intégrer ses jeunes de banlieues et qui alimente chez eux un sentiment d’exclusion et de relégation », plaide son avocat. Mohamed Merah, c’est le petit délinquant type de cité. En 2004, il commence par jeter des pierres contre un bus municipal. Deux ans plus tard, il enchaîne conduites sans permis et menus larcins. Après un vol de sac à main, les mois avec sursis se transforment en prison ferme.