Ivoirien exilé au Mali suite à des menaces de mort, Tiken Jah Fakoly est surtout un citoyen africain en lutte ouverte contre les régimes corrompus. Pour la sortie de son nouvel album, Dernier appel, nous avons accompagné le reggaeman sur les terres de son enfance.
La nuit est tombée sur le petit poste frontière. Une simple branche posée entre deux fourches en guise de barrière signale que l’on s’apprête à quitter le territoire du Mali pour pénétrer sur celui de la Côte d’Ivoire. Aucune lumière, pas le moindre néon pour éclairer la ligne de démarcation. Juste la lueur d’un petit téléviseur autour duquel se prélassent une poignée de gendarmes.
« L’effet Tiken »
Officiellement, le poste est fermé depuis 18 h 30. Intrigués par l’arrivée de retardataires, les uniformes dirigent leurs lampes torches sur le gros véhicule blanc qui sort en ronronnant de la brousse africaine enténébrée. Un bref salut, main au béret, suivi d’un simple bonsoir, annonce un probable blackboulage… C’est alors que le visage de l’un des officiers s’illumine. C’est ce qu’on appelle “l’effet Tiken”. Reconnaissant le chanteur accoudé à la portière du Hummer, un large sourire éclaire le visage jusque-là sévère des militaires. “Comment ça va ? – Ça va bien ! – Et la famille ? – Ca va bien !” Les politesses sont retournées, réitérées, augmentées de plaisanteries en bambara.
Quelques salamalecs et force poignées de mains plus tard, la barrière s’ouvre et le véhicule s’enfonce à nouveau dans la nuit pour rejoindre le checkpoint ivoirien. Et là, rebelote ! On passe les doigts dans le nez. Dire qu’il a fallu quérir une copie originale d’état civil à sa mairie de naissance, justifier de ses revenus, produire une attestation d’assurance et d’hébergement pour obtenir un visa biométrique à l’ambassade de Côte d’Ivoire… A croire que, dans la région, Tiken Jah Fakoly, héros des peuples mais aussi des corps constitués, est plus libre de ses mouvements qu’une valise diplomatique. Le pompon revient à ces deux douanières en boubou et anorak qui, abandonnant tout zèle inquisiteur, se précipitent chez elles chercher leur appareil pour une photo au flash avec la star. C’est simple, tout le monde veut sa photo avec Tiken ! Ce n’est pas pour rien si Sophie, sa manageuse, l’a rebaptisé “la tour Eiffel de l’Afrique”.
L’itinéraire de toute une vie
La distance entre Bamako, capitale du Mali, et Odienné, ville frontalière du nord-ouest de la Côte d’Ivoire, est de 390 kilomètres. Pour la parcourir, un véhicule doté d’une solide suspension et piloté par un chauffeur expérimenté met environ onze heures par temps sec. Si le premier tiers se fait sur une route parfaitement asphaltée, les deux autres, à partir de Bougouni, s’avalent façon Paris-Dakar. A peine praticable, truffé d’ornières, cet axe est pourtant un tronçon important dans l’acheminement de marchandises entre les deux pays. Les trucks chargés de balles de coton qui descendent vers le sud croisent ceux remplis d’ananas qui remontent vers le nord. Depuis qu’il a fait l’affaire du siècle en acquérant un Hummer SUV d’occasion, Tiken emprunte en moyenne quatre fois par an cette voie éreintante.
“Avant la crise, nous dit-il, la partie ivoirienne était de loin la plus carrossable. Mais depuis elle s’est transformée en champ de bataille…”
Que son chauffeur, le fidèle Shaka, traverse avec la maîtrise d’un as du volant. Ces 400 bornes ne constituent pas seulement la distance entre Bamako, où Tiken réside depuis dix ans, et Odienné, où il est né voici quarante-six ans. C’est aussi l’itinéraire de toute une vie et d’une carrière menée pied au plancher, au mépris du scepticisme des proches, en dépit des ornières du destin et des vents contraires. C’est d’Odienné qu’est parti dans les années 90 Moussa Doumbia, cadet d’une famille de forgerons et de cultivateurs que son frère aîné Etoukan avait, faute de résultats scolaires, lancé dans le commerce de pneus et de pagnes entre la Côte d’Ivoire et la Guinée voisine.
« Traiter les plaies avat qu’elles ne se réinfectent »
Arrachant finalement sa permission, ainsi que la bénédiction de sa mère contre la promesse de ne jamais boire une goutte d’alcool, Moussa part à la poursuite de son rêve : devenir chanteur de reggae, comme le grand frère Alpha Blondy, comme ses idoles Bob Marley et Burning Spear. On connaît la suite… Quelque vingt ans plus tard, Moussa/Tiken est de retour au pays non seulement en star incontestée du reggae mais aussi comme conscience panafricaine à un moment où le continent se déchire à nouveau.
En arrivant à Odienné, nous passons devant une maison dont deux soldats en armes protègent l’entrée. C’est ici qu’est retenue Simone Gbagbo, ancienne première dame du pays, en attente de son procès, alors que celui de son mari, l’ex-président Laurent Gbagbo, jugé à La Haye pour crime contre l’humanité, a été reporté. Si, en 2002, Tiken a dû fuir la Côte d’Ivoire, c’est pour échapper aux escadrons de la mort dont beaucoup pensent qu’ils étaient aux ordres de Simone. Lui a pu refaire sa vie à Bamako, mais son ami le comédien Camara H., qui l’avait hébergé à ses débuts, a eu moins de chance. Il a été assassiné.
La politique, Tiken aimerait bien l’oublier. Mais à un an de nouvelles élections, alors que les partisans de Gbagbo préparent ce qu’ils appellent le “match retour”, autrement dit une revanche sur ceux d’Alassane Ouattara qui leur avaient ravi le pouvoir en 2011, ce n’est guère possible.
“Les discours que tiennent les pro-Gbagbo ne vont pas dans le sens de l’apaisement. J’espère au moins que les comptes seront apurés d’ici les élections, que ceux qui doivent être jugés le soient et que les plaies soient traitées avant qu’elles ne se réinfectent...”
La réconciliation comme cheval de bataille
L’année dernière, Tiken a eu l’idée d’une tournée dite “de la réconciliation” à travers le pays. Il a invité d’autres artistes ivoiriens à le rejoindre, Meiway, Magic System et Alpha Blondy, avec lequel une certaine rivalité s’était pourtant installée après la sortie de Mister grande gueule, chanson dans laquelle Alpha ironisait sur la propension de Tiken à “l’ouvrir” sans arrêt. Pas rancunier, celui-ci invite aujourd’hui le “grand frère” sur son nouvel album, Dernier appel (lire encadré page suivante). La réconciliation : un cheval de bataille qu’il ne cesse d’éperonner.
Il y a quatre ans, nous l’avions vu prendre la route de nuit après un concert à Bamako pour rejoindre Conakry en Guinée, distante de 700 bornes, où se tenaient des élections à haut risque, avec la ferme intention de réunir sur scène les deux candidats rivaux, Alpha Condé et Cellou Dalein Diallo. En mars 2012, c’est encore lui qui se trouvait à la tête d’un mouvement d’artistes appelant à la paix au Mali. Avec toujours cette même rhétorique : “Je suis ivoirien mais avant tout africain. Quand la Guinée ou le Mali brûlent, c’est ma maison qui brûle !”
A Odienné, sa ville natale, l’attend une jeunesse qui n’aspire qu’à échapper à la logique partisane entre Nord et Sud, musulmans et chrétiens, pro-Ouattara et pro-Gbagbo qui a tant fait couler le sang et menace d’en faire couler encore. Une jeunesse qui, au-delà du chanteur aux textes sans concessions, entrevoit un possible horizon… “Les politiciens n’ont que des mots. Tiken, lui, met ses actes en accord avec ses paroles !”, nous dit Mahadi, rencontré en chemin. Et c’est comme ça dans toute cette Afrique de l’Ouest lasse des conflits, des coups d’Etat, de la corruption, de la mal-gouvernance…
Prendre de la hauteur face au politique
Ce soir, au stade municipal, entre 12 000 et 15 000 fans sont venus des quatre coins du pays fêter ce phénoménal showman revêtu de son habituelle tunique en bogolan qui multiplie les coups de pied en sauté et les harangues antisystème. Aucun représentant de la ville ni aucun homme politique, malgré la présence en ville de six ministres, ne seront invités. Le seul à se déplacer sera Etoukan, son frère aîné, député RDR (parti de Ouattara) de la circonscription Gbéléban-Seydougou depuis 2012, qui désespère de voir son puîné à ce point intraitable. “J’aimerais qu’il modère un peu ses propos car notre politique va dans le bon sens”, plaide ce robuste cinquantenaire qui cite ses réalisations locales en matière de distribution d’eau, de voirie, de santé, d’éducation.
Mais longtemps considéré comme chanteur pro-Ouattara, Tiken semble avoir bel et bien tourné le dos à la classe politique dans son ensemble pour prendre de la hauteur. Tout en restant proche du peuple, désagréments inclus… Sur l’ambulance municipale de Gbéléban, on lit “Don de Tiken Jah Fakoly” sur fond orange fluo. C’est dans ce bourg de trois cents habitants situé à 70 kilomètres d’Odienné que le chanteur a passé les premières années de sa vie. Il y a deux ans, il s’y est fait construire une maison où il vient passer quelques jours par an en quête d’un repos bien mérité, quoique improbable tant sa présence suscite convoitise et sollicitations en tout genre.
Ici, les gens ne me voient plus que comme un distributeur d’argent !, déplore l’enfant du pays. Je ne peux plus saluer les gens si je n’ai pas les sous…”
Se recueillir et avancer
On passe devant l’école où il a fait son CP face à l’ancien bureau de la Croix-Rouge qui autrefois servait de Maison de la culture. “C’est là que j’ai dansé le reggae pour la première fois !” Puis arrêt dans une cour où il va saluer la mère de Tata, son premier amour et mère de sa fille Awa. Quand il est parti à Abidjan pour tenter sa chance, Tiken avait promis à Tata de la faire venir une fois sa carrière lancée. Le sort en décida autrement. Tata est morte sans qu’on sache précisément de quoi. Une chanson, la seule d’amour jamais composée par le musicien, porte son nom. Passée un peu inaperçue à l’époque de l’album Cours d’histoire en 1999, elle a été réenregistrée pour Dernier appel à la demande de son producteur Sylvain Taillet. L’émotion l’habite toujours autant.
Sur un chemin qui s’enfonce dans la brousse, Tiken va se recueillir quelques instants sur la pierre tombale où repose Tata, avant de reprendre une piste sinueuse qui nous conduit à un immense champ où encore récemment il entendait créer une ferme pilote. Son but était de redorer à travers son propre exemple l’image du cultivateur dans une région amputée d’une bonne partie de sa jeunesse par l’exode rural. “La première année, j’ai pu exploiter 50 hectares de riz. Et puis est venu ce problème avec les pasteurs nomades…” Tous les ans, les éleveurs peuls descendent du Mali voisin pour conduire leurs vaches dans des zones où l’herbe foisonne.
“Un troupeau d’environ mille têtes est entré dans mon champ et a tout ravagé en pleine récolte de riz. Les gendarmes sont venus pour faire un constat. Mais les pasteurs ont mis le feu au champ pour effacer les traces.”
“Bienvenue tonton !”
Depuis, Tiken a préféré renoncer à toute action en justice et aujourd’hui les machines agricoles qu’il a achetées végètent en bord de route. Il ne sera pas dit que lui, symbole de réconciliation, Africain sans frontière, qui plus est chanteur de la musique panafricaine par excellence, le reggae, soit à l’origine d’un conflit entre communautés.
Sur la route du retour, à la sortie du village de Samesso, la visite impromptue d’une école qui porte son nom donne lieu à un dernier moment de grâce, un dernier symbole. L’ayant reconnu, les deux cents élèves de premier cycle dévalent la butte que surplombe la bâtisse en préfabriqué au cri de “Bienvenue tonton !” avant de l’entourer et de l’entraîner vers les classes. Depuis qu’il a lancé son opération Un concert, une école, Tiken a fait sortir de terre cinq établissements de ce type, en Côte d’Ivoire, au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Un autre est en cours de financement en Guinée.
“Je sais que l’Afrique dont je rêve, unie et développée, passe par l’éducation, conclut-il. Je ne la verrai pas de mon vivant, ces enfants non plus probablement. Mais leurs enfants peut-être…”