Trente ans après sa mort, Michel Foucault demeure l’un des plus influents intellectuels français. Un documentaire, « Foucault contre lui-même », éclaire rigoureusement cette pensée en perpétuelle transformation.
Face à l’œuvre éclatée de Michel Foucault, tout lecteur peut se demander comment un même auteur a pu écrire en vingt ans autant de livres différents. Comment saisir cette articulation entre la dissémination et la cohérence du travail du philosophe trente ans après sa mort ? C’est à partir de cette énigme, posée par le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, que François Caillat déploie dans son documentaire Foucault contre lui-même une réflexion éclairante sur les lignes de force d’une pensée toujours influente dans le champ intellectuel.
Nourri des analyses avisées de quelques autres penseurs proches de l’œuvre de Foucault (et de l’homme lui-même) – Didier Eribon, Arlette Farge, Leo Bersani, Georges Didi-Huberman -, le film identifie les enjeux, détours, paradoxes apparents d’une pensée qui semble sans cesse se contredire et se reprendre elle-même. Foucault, rappelle Geoffroy de Lagasnerie, « prend comme point de départ de chacun de ses livres son précédent livre pour s’en défaire », dans un dialogue constant avec lui-même ; « écrire, c’est se déprendre de soi-même, c’est se transformer ». Chacun de ses livres est une manière de découper un objet et de forger une méthode d’analyse ; « il part de là où il s’était arrêté pour devenir autre chose ».
A partir de ce fondement absolu de la manière de penser chez Foucault, François Caillat explore plusieurs strates de son œuvre, en autant de chapitres successifs et entremêlés : sa réflexion sur le pouvoir, inaugurée avec son Histoire de la folie à l’âge classique ; ses engagements militants ; la place qu’il accorde progressivement au souci de soi ; son goût des marges.
En se penchant sur l’histoire de la psychiatrie, Foucault s’intéresse au fonctionnement du pouvoir qui, à la manière d’un “opérateur d’exclusion”, organise des frontières au sein d’un même espace social, comme celle entre la folie et la raison. “Je fais l’histoire des problématisations, c’est-à-dire l’histoire de la manière dont les choses font problème”, expliquait Foucault lui-même.
“Que sommes-nous aujourd’hui ?”
Pour autant, son travail conceptuel ne pouvait se distinguer d’une prise de parole “militante”. Si l’acte intellectuel reste premier chez lui, Foucault mesure aussi le risque d’une pensée qui se complairait dans les concepts, détachée de l’actualité qu’il voulait au contraire cartographier. Le philosophe assignait à son activité une question permanente et sans cesse renouvelée : “Que sommes-nous aujourd’hui ?” Il croyait tellement à ce rapport d’imbrication entre la philosophie et son époque qu’il ne cessa de le mettre en pratique, pas si éloigné en ce sens de Sartre, avec lequel il partagea des combats politiques, par-delà leurs différends théoriques. Cette articulation entre théorie et pratique se développa après Mai 68, à l’université de Vincennes, puis au Collège de France où il enseignait. Il ne cessa durant les années 70 de prendre part aux luttes sociales, qui pour lui étaient toutes centrales, au même niveau d’importance (prisonniers, immigrés…). Ses engagements se nourrissaient de ses réflexions et réciproquement : cet aller-retour dialectique explique aussi l’évolution de son travail. Inaugurée sous des cieux structuralistes et antihumanistes, dans son livre clé Les Mots et les Choses notamment, dans lequel les structures et les systèmes absorbent le sujet, son œuvre se réoriente à partir de son séjour américain dans les années 70 (où il découvre les communautés gays de Californie, comme un modèle possible de réinvention de modes relationnels) vers des horizons d’émancipation nouveaux.
Foucault montre alors, dans un autre moment clé de sa pensée, comment l’homme de l’Antiquité se construit en tant que sujet, porté par la quête de plaisirs et le souci de soi. Avec ce détour par la Grèce antique, il s’intéresse aux pratiques de subjectivation, à l’économie du désir, au gouvernement de soi, comme l’illustre son cours au Collège de France de 1980-1981, édité ces jours-ci, Subjectivité et Vérité.
Résistance permanente aux institutions et aux normes
Comme le soulignent les intervenants du film, qui revendiquent tous des héritages subjectifs avec sa pensée, le geste le plus fort de Foucault fut surtout de ne jamais se laisser enfermer dans des catégories. Impossible à domestiquer intellectuellement, il s’est posé en résistance permanente aux institutions et aux normes. Georges Didi-Huberman le voit comme un “héritier de Baudelaire”, dans son art de créer des relations entre les choses, qui était aussi un art de traverser les frontières du savoir, en opposition à la gestion territoriale de la pensée, dans un geste plus deleuzien.
Ce refus de la clôture, cet appétit de savoir, cette volonté de réinventer les manières de penser, par le recours à l’histoire autant que par l’attention au temps présent, constitue le socle imparable d’une pensée plus cohérente que fragmentée, forgée par l’attention aux mouvements de l’actualité et du passé. Les mots de Foucault, majestueux en eux-mêmes, valaient surtout par leurs reflets dans les choses de la vie.
Jean-Marie Durand
Foucault contre lui-même documentaire de François Caillat. visible sur arte + 7 et ci-dessus ; également disponible en DVD et en livre, paru dans la collection “Des mots”, dirigée par Edouard Louis aux PUF, 192 pages, 16 €