“Le mot chimère a deux sens, il signifie rêve, et il signifie monstre”, écrivait Victor Hugo dans Quatre-vingt treize. Le mot utopie est tout aussi ambivalent – fascisme, communisme stalinien et nazisme ont semé le doute sur sa capacité à ouvrir l’esprit sur un avenir meilleur. Mais il est une autre forme d’utopie, non planifiée […]
A rebours du pessimisme ambiant, l’historien hollandais Rutger Bregman défend dans « Utopies réalistes » (Seuil) qu’il est possible de changer concrètement le cours de l’histoire dans un sens positif. Entretien.
« Le mot chimère a deux sens, il signifie rêve, et il signifie monstre », écrivait Victor Hugo dans Quatre-vingt treize. Le mot utopie est tout aussi ambivalent – fascisme, communisme stalinien et nazisme ont semé le doute sur sa capacité à ouvrir l’esprit sur un avenir meilleur. Mais il est une autre forme d’utopie, non planifiée et réaliste : c’est celle que défend l’historien et journaliste hollandais Rutger Bregman, qui se dit « libertarien », dans Utopies réalistes (Seuil). Traduit dans une vingtaine de pays, best-seller aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, il entend démontrer – chiffres et exemples historiques à l’appui – qu’il est possible d’en finir avec la pauvreté, de vivre dans un monde sans frontières et de réduire sensiblement le nombre d’heures ouvrées par semaine. Entretien.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Votre livre est un best-seller international, pourtant les mesures que vous y soutenez – revenu universel, ouverture des frontières, semaine de travail diminuée – sont plutôt anticonformistes. Pensez-vous avoir comblé un manque d’utopie ?
Rutger Bregman – Tout à fait. Des millions de personnes dans le monde sont en attente d’idées nouvelles. En voyageant aux Etats-Unis, en Australie, au Japon ou en France, j’ai été frappé par les similarités entre ces pays. Les gens s’y posent les mêmes questions : pourquoi souffre-t-on toujours de la pauvreté alors que nos richesses nous permettraient d’y mettre un terme ? Pourquoi travaille-t-on de plus en plus depuis les années 1980 alors que nous sommes plus riches que jamais ? Pourquoi tant de gens sont coincés dans des boulots socialement inutiles [que l’anthropologue David Graeber a baptisés « bullshit jobs » (« boulots de merde »), ndlr] ? Le livre a touché une corde sensible.
Une des idées principales que vous défendez, c’est le revenu universel. Certains candidats à la présidentielle française de 2017, comme Benoît Hamon, l’ont défendu mais cela leur a valu d’être considéré comme de doux rêveurs. Quels sont les arguments rationnels qui plaident en sa faveur ?
L’argument massue qu’il faut utiliser, c’est que le revenu universel est un investissement qui s’autofinance. Des études scientifiques montrent que si vous éradiquez la pauvreté, les dépenses de santé baissent, la criminalité baisse, les enfants réussissent mieux à l’école, etc. Les politiques de gauche l’oublient souvent. De plus, le revenu universel donne la liberté aux citoyens de décider de ce qu’ils veulent faire de leur temps. D’après des sondages récents, un tiers de la force de travail admet d’elle-même que son travail est superflu, qu’il ne sert à rien. Je ne parle pas des enseignants, des éboueurs, ni des infirmières, je parle des banquiers, des consultants, des avocats… Le revenu universel leur fournirait l’occasion de délaisser ces emplois pour se tourner vers d’autres plus vertueux, plus utiles.
Enfin, ceux qui ont un emploi utile pourront utiliser le revenu universel comme un outil de pouvoir : grâce à lui, ils pourraient par exemple se mettre en grève pour négocier librement face à leurs patrons. Pour résumer, le revenu universel permettrait d’une part l’éradication de la pauvreté, et d’autre part il donnerait à ses bénéficiaires la liberté de contribuer au bien commun de la manière qui leur semble la meilleure.
Vous dites qu’il permettrait d’éradiquer la pauvreté, mais cela dépend du niveau auquel on le fixe. S’il est effectivement assez élevé, comment le financer ?
C’est très simple. Le revenu universel est un seuil en-deçà duquel le salaire ne peut pas tomber. Il y a plusieurs manières de le financer, et j’aimerais le faire d’une manière qui permettre de réduire les inégalités. A ce propos, il ne faut pas considérer son coût brut, mais net, car certaines personnes vont toucher le revenu de base, mais payeront le même montant en impôt. D’autre part, on ne devrait pas seulement considérer son coût, mais aussi les bénéfices qu’il rapporte, comme je l’ai déjà dit précédemment. En 1968, cinq économistes célèbres (John Kenneth Galbraith, Harold Watts, James Tobin, Paul Samuelson et Robert Lampman) ont écrit que les coûts du revenu universel seraient « substantiels, mais tout à fait dans les capacités économiques et fiscales de la nation ». C’est encore le cas : cela représenterait environ 1% du PIB. De fait, le revenu universel est déjà sur le point de devenir une idée commune. Même le Financial Times commence à le défendre.
Historiquement y-a-t-il des exemples qui prouvent que ça marche ?
Le revenu universel a failli devenir une réalité dans les années 1970 aux Etats-Unis, sous l’impulsion de Richard Nixon, qui s’appuyait sur le « Mincome », la première expérience sociale de revenu universel grandeur nature réalisée au Canada en 1973. Il était sur le point de le faire passer dans la loi, mais ça n’a pas abouti. L’idée a été tuée dans l’œuf par les démocrates qui exigeaient un revenu plus élevé. Le revenu universel a manqué son rendez-vous avec l’histoire.
« Le revenu universel a manqué son rendez-vous avec l’histoire. »
Puis les années 80 sont arrivées, avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher qui soutenaient des idées radicales sur la supposée « main invisible » qui permet au marché de s’auto-réguler. Le vent a tourné. Mais en 2008, le libéralisme s’est effondré et l’idée que le marché avait toutes les réponses est tombée avec lui. Victor Hugo a écrit : « Rien n’est plus puissant qu’une idée dont l’heure est venue ». Ce n’est pas une coïncidence que l’idée prenne de l’ampleur simultanément au Canada, en Finlande, en France et dans la Silicon Valley.
N’est-il pas paradoxal que les premiers soutiens à cette mesure aient été les pères fondateurs du néolibéralisme, Milton Friedman et Friedrich Hayek ? Cette origine rend l’idée même de revenu universel suspecte aux yeux d’une partie de la gauche…
C’est ironique en effet, mais ils n’étaient pas les premiers à l’avoir défendu. Thomas Paine à la fin du XVIIIe, et même Thomas More au XVIe siècle les ont précédés. Je me définis personnellement comme un libertarien, dans le sens où je crois aux libertés individuelles et que j’estime que les individus sont les mieux à même de savoir ce qui est bon pour leur vie. Je trouve qu’il y a beaucoup de paternalisme et d’arrogance dans l’attitude de la gauche, qui prétend souvent savoir ce qui est bon pour les individus.
Mais c’est vrai qu’il y a des versions libérales du revenu universel qui sont des catastrophes. Certains soutiennent un revenu universel qui se substituerait à l’Etat providence. Ce n’est pas ma position. Le revenu universel doit être le parachèvement de la social-démocratie, le dernier pilier des acquis sociaux. Ce n’est pas parce qu’il y a des versions mauvaises du revenu universel qu’il faut abandonner l’idée elle-même. Dire que le revenu universel est une idée néolibérale dangereuse, c’est de la paresse intellectuelle.
« Le revenu universel doit être le parachèvement de la social-démocratie, le dernier pilier des acquis sociaux. »
Comment expliquez-vous que dans une société de plus en plus riche, on travaille de plus en plus au lieu de profiter des loisirs ?
Il y a deux explications. La première, c’est le consumérisme : on achète des choses dont on n’a pas besoin pour impressionner des gens dont on n’a rien à faire. En somme, nous avons sacrifié notre temps libre sur l’autel du consumérisme. Mais ce qui est sans doute plus important encore, c’est la montée en flèche des « bullshit jobs ». C’est un des plus grands tabous de notre époque. Les politiciens de droite comme de gauche disent qu’il faut plus d’emplois, alors que des millions de personnes dotées de bons CV et de bons salaires jugent que leur travail ne sert à rien. C’est absurde. On paye des millions d’euros pour éduquer nos plus brillants esprits, qui finissent par avoir des boulots très bien payés, mais qui n’apportent aucune valeur sociale, et parfois même qui détruisent la valeur sociale. C’est le capitalisme moderne.
« Nous avons sacrifié notre temps libre sur l’autel du consumérisme. »
Les mentalités peuvent-elles changer dans ce domaine : va-t-on moins valoriser le profit, et davantage l’utilité sociale ?
Les choses peuvent toujours changer, rien n’est inéluctable. Je crois vraiment que les idées peuvent changer la société. Dans un premier temps ces idées peuvent être défendues par une petite minorité, mais elles sont contagieuse, elles peuvent se répandre, c’est ce qui se passe avec le revenu universel. Hillary Clinton a récemment déclaré qu’elle avait pensé mettre le revenu universel dans son programme, mais qu’elle s’était ravisée, et maintenant elle regrette. Elle a raison, car si elle a perdu, c’est par manque de grandes idées. Rien dans son programme n’était audacieux, rien n’alimentait de grandes espérances. Pourquoi Jeremy Corbyn est-il si populaire en Angleterre auprès d’une bonne partie de la jeunesse ? Parce que sa campagne a mis en avant des idées téméraires. C’est le problème des progressistes : il faut qu’ils soient beaucoup plus radicaux !
Ce manque de témérité est-il le résultat d’un système éducatif qui forme une élite technocratique, et non plus politique, si bien qu’elle est incapable d’imaginer de nouvelles idées ?
C’est une bonne question. A chaque « bullshit job » correspond forcément une « bullshit education ». Considérons par exemple l’économie de la connaissance. Elle devait nous rendre plus riches et plus savants, alors qu’elle ne fait que créer de la complexité. C’est ce que les banquiers de Wall Street et les marxistes ont en commun : ils essayent de rendre des choses simples aussi compliquées que possible. Les managers font de même. Ils créent des structures complexes, et attribuent à des individus la tâche de s’en occuper. Il devient ainsi de plus en plus profitable de ne pas innover. Des milliers de brillants esprits perdent leur temps à inventer des produits financiers hypercomplexes qui sont en fin de compte plus destructeurs qu’autre chose.
« Il devient de plus en plus profitable de ne pas innover. Des milliers de brillants esprits perdent leur temps à inventer des produits financiers hypercomplexes qui sont en fin de compte plus destructeurs qu’autre chose. »
« Les meilleurs esprits de ma génération réfléchissent au moyen d’inciter les gens à cliquer sur des publicités », s’est récemment désolé un ancien génie des maths sur Facebook. C’est pourquoi l’éducation ne doit pas être pensée seulement en termes de compétences. L’important est de savoir comment les utiliser.
Vous défendez aussi l’ouverture des frontières. Comment convaincre des bénéfices de cette idée en période de crise et de retour des égoïsmes nationaux ?
Il faut utiliser le langage du patriotisme pour défendre le progressisme. La France n’est-elle pas historiquement l’une des plus grandes nations du monde ? N’a-t-elle pas été capable de faire face à toutes les crises, y compris à accueillir de nombreux migrants ? N’est-elle pas meilleures que l’Allemagne, la Hollande, etc ? C’est exactement ce que fait Angela Merkel quand elle dit : « On peut le faire ». Mais il y a peu de politiciens qui veulent défendre cette tolérance, cette diversité, aujourd’hui.
Il est en effet plus commun d’entendre que l’ouverture des frontières serait désastreuse dans le domaine de l’emploi. Comment contre-argumenter ?
Dans les années 1990, la Hollande, d’où je suis originaire, pensait être un guide pour les autres pays du monde. Nous étions les plus ouverts, les plus tolérants, les plus généreux dans le domaine de l’aide au développement, nous avons été les premiers à faire passer le mariage pour tous, etc. Les gens en étaient fiers. Il est possible de créer une narration positive, en utilisant le patriotisme, autour de ces valeurs. Ce qui compte, c’est de faire vibrer les bonnes cordes chez les gens. Malheureusement, de nombreux politiques et intellectuels font appel à notre face la plus sombre, et encouragent les pays au repli sur soi.
Depuis l’élection de Trump, c’est plutôt la dystopie, ou la contre-utopie qui est à la mode, de 1984 de George Orwell à The Handsmail’s Tail de Margaret Atwood, en passant par Atlas Shrugged de Ayn Rand. Pourquoi ce genre est-il si populaire ?
C’est sûrement dû à la nature humaine. Dickens disait : « C’était la meilleure des époques, et c’était la pire des époques ». C’est encore très vrai. Il y a le Brexit, l’élection de Trump, certes, mais il y a aussi le regain d’intérêt pour le revenu universel, une aspiration à de nouvelles idées, le succès de Corbyn… On est à un moment très imprévisible de l’histoire. Elle peut pencher d’un côté comme de l’autre. Il faut donc dessiner les contours d’une pensée utopique concrète. Martin Luther King n’a jamais dit : « J’ai fait un cauchemar ». Il a fait un rêve. Et c’est ce dont on a besoin pour changer le monde.
Vous vous définissez comme un libertarien, et vous dites admirer Milton Friedman et Friedrich Hayek. Ça pourrait effrayer des lecteurs de gauche. Qu’admirez-vous chez eux ?
Il faut apprendre de l’ennemi. Ce que j’admire chez eux, c’est qu’à la fin des années 1940, ils étaient très seuls, ils faisaient presque partie d’une secte hors de la pensée dominante. Mais ils ont eu la patience et le courage de développer des idées jusqu’à ce que trente ans plus tard, elles prennent enfin racine dans la société. Il y a peu d’exemples aussi prégnants de la puissance des idées à travers le XXe siècle. Je suis aussi très proche d’eux idéologiquement, car je pense que le clivage gauche-droite est dépassé. Il faut combiner des idées de deux bords pour créer une nouvelle idéologie.
« Friedman et Hayek ont eu la patience et le courage de développer des idées jusqu’à ce que trente ans plus tard, elles prennent enfin racine dans la société. »
Emmanuel Macron défendait aussi cette idée pendant la présidentielle française, « ni de gauche, ni de droite ». Fait-il suffisamment preuve d’audace à vos yeux ?
Je ne suis pas un expert en la matière, mais s’il croyait vraiment en ce qu’il disait, il devrait être le premier politicien à défendre le revenu universel et les idées qui sont dans mon livre. Il faut cependant prendre garde aux politiques qui utilisent le langage de l’utopie, mais qui ne proposent rien d’utopique en fin de compte. Je pense que Macron fait partie de cette catégorie. Mais vous en savez plus que moi à ce sujet…
Propos recueillis par Mathieu Dejean, traduction par Fabienne Gondrand
Utopies réalistes, de Rutger Bregman, éd. Seuil, 256 p., 20€
{"type":"Banniere-Basse"}