La musique, les images, l’art contemporain, la pop culture: entretien croisé exclusif entre Pharrell Williams et Woodkid sur ce qui les rapproche et les fait vibrer.
Paris, 27 mai. Pharrell Williams est à Paris pour l’inauguration de son exposition G I R L, à la galerie Perrotin. Trente-sept artistes dont dix-huit femmes : Marina Abramovic, Cindy Sherman Valérie Belin, Prune Nourry, Sophie Calle, Takashi Murakami, JR, Terry Richardson, Ryan McGinley, Daniel Arsham, Laurent Grasso, Rob Pruitt… Le soir même, celui qui est devenu une icône depuis son enchaînement Get Lucky, Blurred Lines et Happy (qui lui confère un statut de quasi-dalaï-lama r’n’b) a choisi de partager la scène avec Woodkid, révélé l’an passé par son premier album, The Golden Age.
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Les deux hommes se connaissent et s’apprécient. Pharrell a remixé I Love You pour Woodkid sur le single du même nom. Woodkid a trouvé pour Pharrell les jeunes Parisiens de We Are From L. A. qui ont réalisé le clip de Happy. Plus récemment, le Français a été le maître d’oeuvre du show de Pharrell au festival Coachella, en Californie. On évoque aussi une collaboration musicale des deux hommes avec le roi de la BO qui tape, Hans Zimmer, sur un nouveau projet filmé de l’artiste JR.
Bref, la machine tourne à plein régime et il était devenu plus qu’urgent de réunir autour d’une table ces deux têtes pensantes à chapeaux qui dessinent et redessinent ensemble les contours de la musique à venir. Rendant chaque jour un peu plus flou et futuriste le statut même de musicien ou d’artiste, dans une gigantesque et joyeuse collision entre musique et image, art et pop culture.
Pharrell, pourquoi avoir accepté de devenir commissaire de l’expo GIRL ?
Pharrell Williams – Je me suis toujours intéressé à d’autres disciplines que la musique, je vois un maximum de films, je lis, je visite des musées dès que j’en ai le temps. J’essaie d’être influencé par tout ce qui m’entoure : des oeuvres d’art mais aussi une conversation, l’odeur d’une femme. La curation de cette exposition m’a passionné. Ça m’a permis d’entrer dans l’univers des artistes exposés, de découvrir leurs techniques de travail. J’ai pu me confronter à de véritables maîtres, notamment Daniel Arsham dont le travail de sculpture me rend dingue. Je pense aussi à Takashi Murakami, qui m’a déjà ouvert les portes de ses studios au Japon. J’ai traversé cet endroit avec le regard d’un enfant. J’étais sidéré de voir à quel point chaque détail demandait des heures de travail. C’est toujours fascinant de passer de l’autre côté, de découvrir les coulisses, surtout lorsqu’on s’éloigne de son domaine de prédilection. J’aime me sentir perdu, oublier mes réflexes, me confronter à d’autres façons de créer. Tout au long de la préparation de cette exposition, j’avais l’impression d’apprendre des choses, de progresser, presque de retourner à l’école. Ça a été une expérience absolument formidable. Je sais que Woodkid est très friand d’art contemporain aussi…
Woodkid – Oui, c’est très inspirant pour moi. J’ai l’impression que ma démarche – l’association de l’image et de la musique – est un peu hors format et pourrait se comparer parfois à de l’art contemporain. Pharrell parlait de Daniel Arsham, dont je me sens très proche. Nous sommes sur la même longueur d’onde, nous avons la même approche de la matière, du minéral, du noir et blanc. J’ai tendance à aller vers des choses virtuoses, fascinantes. Je suis minimaliste quant à la simplicité du message, mais dans l’exécution j’aime que ça soit un peu inaccessible. J’aime aussi beaucoup ce que fait JR, l’idée selon laquelle l’art peut parler au plus grand nombre.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Pharrell Williams – Quand j’ai vu les premières vidéos de Woodkid, il n’était encore que réalisateur, et ça m’a littéralement mis sur les fesses. J’ai rapidement pris contact avec lui via des amis communs, on a échangé des mails et très vite il m’a proposé de bosser sur un remix de sa chanson I Love You. Au bout de quelques mois, nous avons fini par nous rencontrer, c’était en 2013, à Miami si je me souviens bien…
Woodkid – Oui, à Miami, c’est ça.
Pharrell Williams – Ce qui me frappe, c’est à quel point le travail de Woodkid est différent de celui des autres. Quand j’écoute sa musique, quand je vois ses vidéos, je sais que ça ne ressemble à rien de ce que je connais. Je reste avant tout un musicien alors que Woodkid va beaucoup plus loin. C’est un artiste à part entière, il manipule le son, l’image. Récemment, il a travaillé sur un ballet avec JR à New York. Sa démarche est prospective, rien ne l’arrête, c’est un visionnaire. C’est de personnes comme lui que je veux m’entourer. Le savoir à mes côtés me renforce. Ça peut paraître bizarre, mais j’ai encore du mal à me concevoir totalement comme un artiste solo. Longtemps, j’ai fait partie d’un groupe, ou bien j’ai été le type derrière la console, ou le mec à côté du mec qu’on connaît… Je n’étais pas forcément destiné à être au centre de la scène. Je suis content de ce qui m’arrive aujourd’hui, mais je ne sais pas quoi en penser, je te jure.
Woodkid, quel est exactement ton rôle auprès de Pharrell ?
Woodkid – Je donne un renfort de direction dans cette grande aventure que Pharrell est en train de vivre. Ce que les gens ont du mal à réaliser, comme il vient de le rappeler, c’est qu’on connaît Pharrell depuis longtemps mais pas forcément comme artiste solo. S’imposer comme tel est assez dur à gérer en termes émotionnels – j’ai bien connu ça. J’essaie donc d’être là, auprès de lui (rires). Récemment, je me suis occupé de réaliser son show à Coachella, on a bossé ensemble sur les visuels, la danse, la scénographie. Avant ça, je lui avais présenté l’équipe de We Are From L. A. Pharrell voulait que je réalise le clip de Happy mais je n’avais vraiment pas le temps, j’étais en tournée… Et je savais que ces mecs rêvaient de faire ce clip de vingt-quatre heures : Pharrell a trouvé l’idée géniale.
Plus jeune, étais-tu fan de Pharrell ?
Woodkid – Oui, j’ai d’abord été un gros fan de N.E.R.D. et c’est ensuite que j’ai découvert les Neptunes. Je connais les grands classiques qu’il a faits pour Britney, Snoop ou Justin, mais ce qui m’a d’abord frappé, c’est le look Pharrell, l’image Pharrell. Ce côté street, pop, toujours un peu edgy. C’est vite devenu un modèle pour moi. Pharrell a toujours été cool sans le chercher. Je n’aurais jamais pensé un jour travailler avec lui. C’est quelqu’un de très smart, de très positif. Il m’enseigne ce que c’est que d’être un performeur. J’ai souvent travaillé avec des artistes de la pop culture américaine car la quantité de travail incroyable qu’ils fournissent pour atteindre le top niveau me fascine. C’est le cas pour Pharrell, qui arrive en plus à conserver sa casquette de producteur. Je serais incapable d’encaisser le quart de ça. Etre à ses côtés est aussi une leçon d’humilité : j’ai tendance à avoir un peu le melon et Pharrell me remet les pieds sur terre. C’est un vrai bosseur, il rapporte toujours tout au travail. Mais ce que j’apprécie le plus, je crois, c’est que sa démarche va plus loin que la seule musique. Je me souviens de ce qu’il avait composé pour JR à New York : tout ça n’était pas uniquement destiné à être couché sur un disque. Je pense que Pharrell fait partie des premiers artistes qui ont compris que, depuis le début des années 2000, on ne peut plus se contenter de dire : “Je vais faire un album de douze chansons”. Il faut désormais penser à tout ce qui va l’accompagner, aux vidéos, à la scène, à comment réinventer certaines chansons en cours de route. C’est une démarche nouvelle pour les artistes mais je trouve ça tellement passionnant. Pharrell plus que tout autre est à l’écoute de ça.
Pharrell Williams – Nous ne sommes plus à cette époque où un chauffeur de taxi pouvait vous dire qu’il avait écouté du basket à la radio toute sa vie, qu’il avait toujours été fan des Knicks de New York mais qu’il n’avait jamais vraiment su à quoi ressemblaient leurs joueurs. Depuis quelques années, le son mais aussi l’image n’ont jamais été aussi présents autour de nous. Si tu aimes le basket-ball en 2014, il est totalement impossible que tu ne saches pas à quoi ressemble LeBron James, même si tu es fan des Knicks et pas du Heat de Miami (l’équipe de LeBron James – ndlr). Le numérique nous donne beaucoup d’informations, nous permet de travailler beaucoup plus vite qu’avant. Je ne fais pas partie de ceux qui regrettent l’arrivée du vidéoclip par exemple, qui disent qu’ils se souviennent du temps béni où on posait soi-même ses propres images sur la musique. Je veux qu’on m’en donne toujours plus, je veux pouvoir m’émerveiller de l’univers d’un artiste, du clip qu’il a choisi pour diffuser sa chanson sur le web ou ailleurs.
Woodkid – La musique peut aussi altérer la perception d’un visuel, lui amener une aspérité nouvelle, changer le sens même de certaines images, mais je ne crois pas qu’à l’inverse l’image puisse modifier la perception que l’on a de la musique. J’en suis convaincu, même. A mon sens, c’est toujours l’image qui s’adapte à la musique, c’est pour cela qu’il faut faire en sorte de trouver les images qui se marient à la perfection avec le son.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez eu conscience que la musique et l’image se mélangeaient devant vous à la perfection ?
Woodkid – Quand j’ai entendu la musique d’Angelo Badalamenti dans le cinéma de David Lynch : il y a cette espèce de rapport très ironique, volontairement ringard, très téléfilm. Plus jeune, ça m’intriguait beaucoup, je ne comprenais pas cette ironie. Aujourd’hui, j’aime encore plus. Je pense aussi à un moment très précis de Stalker d’Andreï Tarkovski, quand ils prennent le wagon et se dirigent vers la “zone” : il y a une espèce de son très répétitif qui se transforme en bruit presque électronique, le tout au moment où le film passe subitement du noir et blanc à la couleur. Je pense à Kubrick également, qui utilise Ligeti dans 2001 : l’odyssée de l’espace dans la scène autour du monolithe. C’est très courageux. Sinon, pour les vidéos musicales, je citerais des choses récentes : Mark Romanek, le clip de 99 Problems pour Jay-Z ou celui de Sam Brown toujours pour Jay-Z, qui s’appelle On to the Next One.
Pharrell Williams – Pour moi, le moment fondateur a été le clip qu’Herb Ritts a réalisé pour la chanson Wicked Games de Chris Isaak, en 1991. C’était en noir et blanc, on voyait Chris Isaak et Helena Christensen s’ébattre sur une plage dans une très belle lumière. Helena Christensen était absolument magnifique, elle était… Wowow… (rires). Beaucoup d’autres clips m’ont marqué, de rap évidemment : celui de Bonita Applebum d’A Tribe Called Quest, qui semble se dérouler totalement au ralenti. Je pense aussi à celui de Ring Ring Ring de De La Soul, en noir et blanc, avec tous ces objets qui volent et traversent l’écran – il y a même de l’eau qui tourne sur ellemême, si je me souviens bien. Je pourrais encore citer la vidéo de Rubber Johnny de Chris Cunningham pour Aphex Twin, complètement flippante, mais tellement géniale avec sa vieille lumière verte. Celle de Spike Jonze pour It’s Oh So Quiet de Björk, tournée en Californie. Pour finir, je dirais aussi le générique de la série Deux flics à Miami, avec les flamants roses. Et bien sûr Le Lauréat : Simon & Garfunkel d’un côté, Dustin Hoffman et Mrs. Robinson de l’autre ! Mrs. Robinson !
Exposition G I R L de Pharrell Williams, jusqu’au 25 juin à la galerie Perrotin, Paris IIIe
Concerts Pharrell Williams les 13, 14 et 15 octobre (Zénith de Paris)
Concerts Woodkid le 13 juin à Barcelone (Sonar), le 14 à Neuchâtel (Festi’Neuch), le 29 à Paris (Solidays), le 4 juillet à Arras (Main Square)
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